Gerard Poulet. Crédit photo : SDP

Quels furent vos premiers contacts avec la Sonate de Franck ?

Je l’ai travaillée très jeune avec mon père (1), comme la Sonate de Debussy dont il avait assuré la création, et plus tôt même que les sonates de Ravel et Fauré. Mon père avait rencontré Eugène Ysaÿe(2) dans sa jeunesse à Bruxelles, pendant la guerre et ils avaient travaillé ensemble cette sonate que César Franck avait dédiée à Ysaÿe à l’occasion de son mariage.

Ressentez-vous, dans l’interprétation de la Sonate de Franck ou d’autres sonates françaises l’influence esthétique de votre père et d’un style français ?

Tout ce que j’en puis dire aujourd’hui, c’est que les conseils paternels sont en moi. Ils font partie de ma culture profonde et de ma personnalité musicale. Je ne me souviens plus précisément de ses mots mais j’ai humé dès l’enfance tel ou tel détail, un petit ralentissement, un certain vibrato que je faisais par mimétisme mais qui sont peu à peu passés en moi.

Pour autant, vous ne reproduisez pas du tout un style d’autrefois, par exemple celui de Jacques Thibaud(3), qui a longtemps été considéré comme le représentant par excellence du style français ?

En son temps, Thibaud a beaucoup marqué le monde de l’interprétation. Il était le charme incarné et j’ai connu des dames qui se pâmaient en évoquant le souvenir de « Jacques ». Mais son jeu, en effet plein de charme, comportait des maniérismes d’époque, certaines complaisances sentimentales que j’ai gommées. J’ai toujours pensé que l’interprète devait servir la musique plutôt que s’en servir… pour se faire valoir.

Mais paradoxalement, même si, complaisances à part, vous avez toujours incarné un son français, vos deux idoles sont Jascha Heifetz et peut-être plus encore Henryk Szeryng.

C’est vrai. J’ai pour eux une admiration sans borne mais vous noterez que s’ils venaient d’horizons géographiques différents, tous deux ont très bien compris la musique française qu’ils interprètent avec leurs personnalités propres. En fait, je crois avoir opéré la synthèse de ce que m’avait appris mon père et de ce que m’a apporté Henryk Szeryng, qui fut mon professeur, et c’est ainsi que s’est progressivement construite mon interprétation de Franck.

La Sonate de Franck vous a accompagné tout au long de votre carrière, mais estimez-vous que votre interprétation a évolué ?

Je pense que j’ai appris à moins en faire pour obtenir plus de vérité. En recherchant notamment une qualité supérieure du son et du phrasé, en évitant toute fausse accentuation, en simplifiant des doigtés. Ces détails sembleront peut-être un peu techniques mais ils n’ont pour but que de mieux servir le contenu de l’œuvre.

La densité de la partie de piano, notamment dans le deuxième mouvement, ne risque-t-elle pas de gêner le violoniste ?

La partition est tellement bien écrite que l’on peut éviter cet écueil. Bien évidemment, l’équilibre du volume doit être mis au point par les deux interprètes. Mais je m’oppose toujours à ce que l’on abaisse  le couvercle du piano, qui doit pouvoir sonner pleinement.

La personnalité de vos partenaires pianistes influe-t-elle sur votre jeu ?

Toute interprétation doit se fonder sur un dialogue qui tient compte de la personnalité de l’autre. Je ne suis pas rigide. La Sonate de Franck est à la fois très romantique et d’une grande pureté. Cela laisse une certaine liberté d’approche. Par exemple, Noël Lee était par tempérament assez éloigné de l’expressivité romantique. Cela se ressent dans notre enregistrement. On peut dire que son approche a influencé la mienne. Avec d’autres, le ton sera moins réservé. Je suis à l’écoute des qualités de mes partenaires puis je vais dans leur sens.

(1) Gaston Poulet (1892-1974) : violoniste et chef d’orchestre, créateur de la Sonate de Debussy.
(2) Eugène Ysaÿe (1858-1931) : violoniste et compositeur belge. Dédicataire et créateur de la Sonate de Franck
(3) Jacques Thibaud (1880-1953) : le plus célèbre violoniste français de sa génération.