Christian Immler et Andreas Frese ont réussi à faire dialoguer Robert Schumann et Jörg Widmann. À plus d’un siècle et demi de distance et malgré les disparités stylistiques, les deux compositeurs partagent le même intérêt pour les textes aux accents populaires comme pour les poèmes raffinés.

SDP

« Das heiße Herz »

Schumann : Lieder und Gesänge aus « Wilhelm Meister », op. 98a. 6 Gedichte von N. Lenau und Requiem, op. 90.
Widmann : Das heiße Herz
— Christian Immler (baryton-basse),
Andreas Frese (piano) — Alpha Classics 856. 2020. 1 h 09 min

Grand interprète de lieder mais aussi magnifique interprète des cantates de Bach ou des oratorios de Haendel et très actif à la scène, Christian Immler développe une personnalité artistique virtuose et singulière. Son choix de réunir deux opus de Schumann et un premier enregistrement du cycle de Jörg Widmann, composé et créé partiellement en 2013 par le duo Gerhaher-Huber, rend compte là encore de l’intelligence de sa démarche.

Les trois cycles nous plongent dans des atmosphères différentes et pourtant subtilement parentes : la tragédie de Mignon, issue des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe et superbement mise en musique, le cycle plus léger des poèmes de Lenau, écrivain Biedermeier, suivi du Requiem, et enfin le cycle de Widmann, d’après des poèmes romantiques (Heine, Brentano et Des Knaben Wunderhorn) et modernes (Klabund et Peter Härtling) unifiés par une même façon de composer l’ivresse de la folie.

Si le timbre grave au grain soyeux de Christian Immler séduit dès la première seconde, c’est plus encore le legato de sa voix qui n’en finit pas de nous étonner, quel que soit le type d’écriture. Au piano, Andreas Frese lui offre une pédale généreuse et un contrechant qui suit le fil de la pensée. De la Ballade du harpiste, à l’écriture hétérogène, au texte complexe ponctué par la figuration de la harpe au piano, Immler et Frese rendent ainsi un miracle d’unité, sans s’embarrasser du pittoresque des prises de paroles, mais libérant avec une merveilleuse élégance tout à la fois l’autorité du roi et la tendresse du harpiste. Si la ligne n’est jamais rompue, c’est qu’Immler réalise la symbiose du mot et de la musique. Dans la pleine réalisation des voyelles et des consonnes, dans le ricochet des allitérations et des assonances, la forme des mots fait soudain sens et s’incarne en musique. Une mélodie aussi simple et populaire que « La Chanson du forgeron » laisse poindre alors la nostalgie du personnage, ému de voir partir son petit cheval.

Das heiße Herz (« Le cœur brûlant ») nous plonge ensuite dans les méandres d’un esprit mégalomane qui n’a rien à envier aux démons romantiques. Alerte et souple, la voix d’Immler se plie aux lignes étranges rappelant le Sprechgesang de Schoenberg, ponctuée au piano par des jeux modernes (dissonances, accents, chocs dans les cordes), qui n’ont rien d’effets gratuits, mais traduisent la folie narcissique de Jaroschin dans Eifersucht (« Jalousie ») ou la bizarrerie lunaire de Kaspar dans Der arme Kaspar (« Le pauvre Kaspar »), tous deux de Klabund. Ballet à deux temps, valse, allure de chanson française, mélismes, rythmes de jazz, la musique de Jörg Widmann (né en 1973) reprend les formes pour mieux les pervertir et faire danser son personnage au bord de l’abîme. Chaque cycle du disque se termine pourtant par une ouverture spirituelle qui laisse entrevoir une possible rédemption : l’amour du prochain (An die Türen will ich schleichen : « J’irai de porte en porte »), l’allégresse divine (Requiem), la dissolution dans le cœur de l’aimée (Einsam will ich untergehen : « Solitaire je disparaîtrai »). Litanie infinie, lente et anaphorique, ce dernier lied clôt le disque dans une fascination suspendue, jusqu’au silence.