Le romantique et le moderne ? Rachmaninov et Prokofiev paraissent radicalement différents alors qu’ils partagent de nombreux éléments de langage. Mais ils sont souvent mal entendus. Le pianiste Alexander Melnikov nous éclaire.

SDP

Rachmaninov a l’image d’un postromantique égaré au xxe siècle et Prokofiev celle d’un moderne. Vous qui fréquentez ces deux compositeurs qu’en pensez-vous ?

Selon moi, contrairement à cette idée reçue, ils utilisent des langages musicaux très proches. Ils partagent ainsi la même pensée instrumentale dans leurs premières œuvres pour piano, bien éloignée de celles de Stravinsky et Chostakovitch. Mais Prokofiev, dès sa jeunesse, a voulu se présenter comme un moderne, un avant-gardiste, une position à laquelle il ne saurait prétendre aujourd’hui. Je ne dirais pas que ce génie jalousait le succès de Rachmaninov, tant comme pianiste que comme compositeur, mais il ne pouvait l’ignorer. Pour moi, les pages les plus mémorables qu’il a composées sont d’essence mélodique. Ce qu’affirment également de nombreux musicologues.

Mais le nom de Prokofiev évoque peut-être davantage une musique percussive, dynamique, voire violente.

Bien sûr ces éléments se perçoivent dans ses opéras, ses ballets, ses sonates… Mais il ne faut pas oublier que son style a beaucoup évolué après son retour en URSS en 1938. Retour qui suscite d’ailleurs de nombreuses questions auxquelles je me garderai bien de répondre. Était-il marqué par le succès de Stravinsky et de Rachmaninov et espérait-il occuper la première place en URSS ? Il y a vraisemblablement eu des arguments politiques et économiques. Je ne veux pas m’avancer. Toujours est-il que sa musique a changé. Il suffit d’écouter sa Sonate pour violoncelle et piano. Prokofiev n’a pas été heureux sous le régime soviétique et cela s’entend. L’ensemble de son œuvre résulte d’une combinaison entre ses dons musicaux et les circonstances de son existence, terminée dans un contexte malheureux. C’est ainsi que je vois les choses sans prétendre avoir raison. Chostakovitch, lui aussi, a été contraint de modifier son style après son opéra Lady Macbeth de Mzensk. Mais cela a donné naissance à un langage que je considère plus fort. Cela dit, je conçois, là aussi, qu’on ne soit pas d’accord.

Rachmaninov a été victime de sa popularité et déconsidéré par certains critiques, musicologues et artistes. Alfred Brendel disait même que s’intéresser à sa musique signifiait « perdre son temps ».

J’ai toujours aimé sa musique et je n’en ai pas honte. C’est vrai qu’il a été victime du succès de certaines œuvres telles son Deuxième Concerto pour piano dont le mouvement lent a influencé tant de musiques hollywoodiennes… Mais on néglige des pages comme ses Variations sur un thème de Chopin qui, d’un point de vue purement musical, équivalent aux Études symphoniques de Schumann. La construction polyphonique et contrapuntique s’y montre d’un très très haut niveau. Il y a encore beaucoup à redécouvrir.

Rachmaninov et Prokofiev étaient tous deux pianistes. Le premier passe pour un des plus grands du xxe siècle…

Si ce n’est le plus grand…

Pour quelles raisons ?

Il m’est difficile de l’expliquer même s’il y a des éléments factuels irréfutables comme la tenue aristocratique de son jeu. Certains pianistes, comme Glenn Gould ou Oscar Peterson, ont des dons qui leur permettent de réaliser des choses complètement incroyables. Je me dis parfois, quand j’écoute des artistes de cette trempe, que si je travaillais une mesure pendant un siècle je pourrais arriver à un résultat. Quand j’écoute Rachmaninov je me dis que c’est impossible.

Mais est-ce que la technique d’enregistrement des années 1920 à 1940, malgré ses limites incontestables, permet de tout entendre ? Est-ce que l’imagination ne prend pas le relais ?

Tout dépend de l’origine des enregistrements. Ceux réalisés sur rouleaux, entre 1919 et 1929, peuvent être rejoués aujourd’hui sur les machines originales et donc captés dans d’excellentes conditions. Mais ils ne peuvent pas restituer les gradations dynamiques simultanées. En revanche, les enregistrements acoustiques, également commencés en 1919, malgré le bruit de surface et, en effet, les limites techniques, saisissent immédiatement et permettent de reproduire ces différents niveaux dynamiques appliqués aux notes d’un même accord. On entend alors la magie du toucher de Rachmaninov. Je dois avouer n’avoir rien entendu de tel. Le seul sans doute qui peut s’en approcher et jouer Rachmaninov aujourd’hui est Mikhaïl Pletnev. Lui seul sait comment combiner autant d’éléments différents en même temps. C’est pour moi le plus grand défi pianistique que pose cette musique. Il y a beaucoup de notes mais chacune réclame un traitement individuel, les voix principales comme les voix internes. Et personne ne peut le faire car c’est terriblement difficile. Excepté Pletnev.

Prokofiev laisse beaucoup moins de disques que Rachmaninov. Il n’était d’ailleurs pas satisfait du résultat. Alors qu’il vivait à Paris, il adresse, en mars 1935, deux courriers à la compagnie Gramophone dans lesquels il se plaint, en français, que le piano sonne « comme une casserole », et considère les enregistrements de Rachmaninov aux États-Unis et d’Horowitz, à Londres, bien meilleurs*. Comme pianiste, il ne suscite pas la même admiration que Rachmaninov.

Son jeu est pourtant superbe ! Cela questionne la quête des interprétations historiquement informées, sujet auquel je suis très sensible. Il est probable que Mozart s’amuserait à écouter nos expériences… Hindemith est considéré comme un compositeur sec et dogmatique mais quand il joue de l’alto, il fait entendre un jeu chaleureux et incroyablement romantique. Mais, pour revenir à Prokofiev, ses enregistrements font entendre à quelle vitesse et de quelle façon imprévisible la musique se développe. On pense que Richter et Gilels ont valeur de référence parce qu’ils ont connu le compositeur. Les interprétations sont certes fantastiques mais elles n’ont rien à voir avec le jeu de Prokofiev, vif, joyeux, pétillant, plein d’esprit. Autant de qualités que l’on retrouve dans ses écrits, souvent irrésistibles de drôlerie.

*à lire sur le site www.sprkfv.net

Propos recueillis par Philippe Venturini

À écouter
Les 9 Sonates pour piano. Prokofiev. Harmonia Mundi (3 CD séparés). 2014-2021