Directrice de l’École de danse de l’Opéra de Paris depuis 2004, elle fut l’un des astres les plus lumineux du Ballet, l’étoile favorite de Noureev. Elle décrit avec ferveur le berceau des petits rats, un monde parallèle fascinant.
Vous dirigez la mythique École de danse de l’Opéra de Paris, celle de l’excellence classique, des futures étoiles… Comment vivez-vous cette épidémie qui affecte la liberté de bouger, de s’approcher, donc de danser ?
Tout le monde a ressenti la pression morale, l’absence d’interaction physique, et cette douloureuse privation de liberté… La danse est l’art le plus touché aujourd’hui. Enfants comme adultes, nous avons été muselés, bridés. Pendant le confinement, nous avons maintenu un lien à distance entre élèves et professeurs, nous avons réussi à boucler les programmes scolaires en utilisant des tablettes et en donnant des cours collectifs et individuels par Zoom, et pour le travail de danse, nous avons organisé des échanges d’exercices en vidéo. Nous avons rouvert l’école en juin, envoyé les plus grands en stage d’été à Prague, et malgré tout, présenté vingt-deux élèves au Concours d’entrée du Ballet de l’Opéra reporté en octobre (sept filles et trois garçons ont été engagés). Pour l’instant, ça va.
Un danseur qui ne danse pas voit ses capacités se dégrader, la force, la souplesse, le souffle…
Les élèves des niveaux moyens, qui apprennent la technique des pointes et la puissance, ont certes perdu un peu de leurs aptitudes physiques, et les plus petits, plutôt l’habitude de travailler en groupe. Mais ils vont rattraper. L’école fonctionne normalement, scolarité le matin, danse l’après-midi, avec un protocole strict: les adultes sont masqués; les élèves aussi, sauf en studio où nous respectons les distances. Quant aux pas de deux, on les fait avec du gel et des masques. Si l’on m’avait dit il y a six mois que des enfants de 12 ans pourraient passer leur journée entière avec un masque… Eh bien, ils trouvent cela normal! Ils sont tellement contents de recommencer à danser. Pour eux, ce n’est pas une entrave. C’est une libération. Une joie.
Qu’est-ce qui a fondamentalement changé depuis votre arrivée à l’École il y a seize ans ?
J’ai engagé des professeurs de ma génération et des plus jeunes, mis au programme la danse baroque, tout en maintenant la danse de caractère qui apporte le rythme et les épaulements… Mais je ne dirige pas l’École comme il y a seize ans. Ce qui a surtout changé, ce sont les relations avec le monde extérieur de plus en plus complexes, les parents qui demandent beaucoup plus d’explications et parfois n’acceptent pas que leur enfant, à la fin de l’École, ne soit pas engagé dans le Ballet de l’Opéra… Il y a une conscience plus vive, et même une peur, de la difficulté du métier.
N’était-ce pas déjà le cas pour votre génération, celle qui a été formée par Claude Bessy et a dansé avec Noureev qui, lui, plaçait la barre très haut ?
Nous n’avions pas le sentiment de faire un métier. Lorsque l’on entrait dans le Ballet, on ne pensait pas à notre contrat, on était là de 10 heures du matin à 22 heures, on s’éclatait, on jouait! Nous n’avions qu’une envie : être sur scène. Était-ce de l’arrogance ? Moi, je voulais absolument arriver au sommet, devenir étoile, vite ! Pour obtenir des rôles, pour le plaisir de danser. Aujourd’hui, les futurs danseurs veulent entrer dans le Ballet de l’Opéra sans avoir forcément cette ambition.

Crédit photo : Fleur-de-farine
BIO EXPRESS
1959
Naissance à Paris,
le 10 avril
1976
Intègre le corps de Ballet
de l’Opéra de Paris
1981
Devient étoile à l’issue
de sa première Giselle
1984
Crée le rôle principal
du Lac des Cygnes
de Noureev
1992
Première de La Bayadère
de Noureev
1999
Quitte officiellement
le Ballet de l’Opéra
2004
Est nommée directrice
de l’École de danse
de l’Opéra
Dans le monde des écrans, l’École de l’Opéra paraît un lieu hors du temps. On y fait même encore la révérence aux professeurs dans les couloirs.
Mais c’est très important ! Cela crée une réciprocité avec le professeur, qui répond à son tour. Et cela incite les élèves au respect qu’ils témoigneront ensuite envers le maître de ballet, le répétiteur, le chorégraphe. C’est une forme de civilité, que l’on pratique aussi dans les arts martiaux, qui n’a rien de désuet. Dans toutes les écoles, on devrait se lever lorsqu’un professeur entre en classe. Il faut structurer cette jeunesse entraînée dans le monde fictif des réseaux sociaux et des images, l’aider à revenir dans l’être, et non plus dans le paraître. La danse les plonge dans le vivant, le langage du corps, et ce qu’il révèle de soi.
Le corps, justement. Vous sélectionnez toujours les élèves selon le même moule, la même morphologie, n’est-ce pas ?
Les critères physiques ont évolué. Ce n’est pas la taille ou le poids qui m’intéressent, mais la proportion entre les deux. Mais oui, il y a un moule, comme il y en a un au Royal Ballet, au Mariinsky, au Bolchoï. Une morphologie adaptée au répertoire de l’opéra qui a besoin d’une certaine unité stylistique. Je ne voudrais pas former des enfants dont je penserais huit ans plus tard : « Ils travaillent bien mais physiquement, ça ne marchera pas. » Non. Tous les directeurs d’école de danse sont face à cette problématique. Et puis, il y a quand même des différences entre les élèves, je ne cherche pas à faire des clones ! Disons qu’ils sont tous uniques tout en restant dans l’identité de l’opéra… Mais cela aussi, c’est devenu plus compliqué depuis quelques années, on suspecte toujours des discriminations… Or, contrairement à ce que l’on imagine, nous avons une grande diversité d’origines sociales. L’École est gratuite (pas l’internat), il y a des bourses… Mais oui, je fais de la discrimination aux pieds raides, aux hanches fermées, aux genoux pas tendus. Et je l’assume parce que ce sont les critères de la danse ! Celui qui mesure 1 mètre 90 ne sera pas jockey mais plutôt basketteur. Celui qui n’a pas les hanches ouvertes ne sera pas danseur à l’Opéra.
Ne risquez-vous pas de passer à côté de grands artistes, qui auraient le talent mais pas la morphologie ?
En vingt ans, le répertoire a beaucoup évolué ; la sélection aussi. Lors des auditions, nous examinons également la personnalité et le comportement de l’enfant. À 8 ans, on devine déjà les aptitudes, même s’il y aura plus tard le point d’interrogation de la puberté… L’essentiel ensuite, c’est le travail, l’endurance, la volonté, et l’envie : parfois, à 14 ou 15 ans, les élèves se demandent s’ils veulent vraiment en faire leur vie. Je tiens compte de tous ces critères, et ne prends aucune décision seule. Il y a des professeurs pour les auditions, un jury pour les examens… Je dis toujours aux enfants : il faut nous convaincre, non pas que vous dansez mieux que les autres, mais que vous êtes la personne que nous attendons. Et c’est ma responsabilité de dire quand le corps ne suit pas : « Désolée, nous avions imaginé que votre pied allait être plus cambré, mais non, cela n’ira pas. » C’est très dur, bien sûr. Il y a un tel investissement, un tel travail… Parfois, je me dis que je fais un métier épouvantable. Mais quand un chorégraphe donne des rôles à certains danseurs et pas à d’autres, c’est la même chose. C’est la cruauté du monde de l’art.
Ce sont surtout les critères très sévères du classique français. Pourtant, il y a un répertoire contemporain à l’Opéra de Paris…
L’audition pour entrer dans le Ballet, le Concours de promotion par la suite se jouent sur le classique. C’est l’identité de l’Opéra. Nous ne sommes pas le Théâtre de la Ville. Ni une compagnie de chorégraphe. Nous sommes une institution et nous n’avons pas à en avoir honte. Mais ce n’est pas restrictif pour autant : le classique, c’est un langage. C’est essentiel d’en apprendre l’alphabet, le style, l’écriture, pour ensuite s’ouvrir au contemporain.
Plus de 350 ans après la création du Ballet par Louis XIV, ce langage n’a pas changé ?
Mais si ! Quand on regarde les archives des examens de l’École depuis seulement 1974, on voit déjà l’évolution. Les physiques n’étaient pas les mêmes, les danseurs étaient moins grands… Prenez les pirouettes, par exemple : à mon époque, on tournait beaucoup plus bas. Par contre, nous avons perdu un peu de puissance de saut. Mais il reste le style français, une sorte de majesté, de classe et de rigueur que nous avons en commun avec les Britanniques, un peu moins flamboyants que les Russes, mais avec en plus notre petit côté latin et rebelle. Songez à des danseurs de ma génération comme Laurent Hilaire ou Manuel Legris : c’était la virtuosité, la classe, la fougue ! Les professeurs actuels de l’École, ceux de ma génération, portent toujours ce style. Ce n’est peut-être pas dans l’air du temps, mais je le revendique. À l’Opéra, nombre de chorégraphes contemporains y trouvent d’ailleurs leur inspiration.
Ne faudrait-il pas ouvrir l’École à des styles différents, comme ceux de Mats Ek ou de Ohad Naharin ?
C’est trop tôt. Nous demandons déjà tellement à nos élèves : les tours, les portés, les pas de deux… Il nous faut protéger leur croissance (certains prennent brusquement dix centimètres)… En contemporain, ils ont des masterclasses, des stages, des partenariats avec d’autres écoles, et puis des cours d’expression musicale, d’art dramatique pour apprendre à dire un texte : placer la voix, cela place le corps. Nous les encourageons à se rendre aux spectacles, à se nourrir de ce qu’ils voient. Une loge leur est réservée à Garnier, ainsi que des places à Bastille, pour tous les spectacles de ballet. Même si l’École se trouve à Nanterre, les enfants se sentent vraiment chez eux à Garnier, les générations s’y croisent. C’est leur maison. Et puis, il y a les démonstrations de l’École et le spectacle que nous donnons chaque année sur la scène de l’Opéra. Nous maintenons un lien permanent avec la compagnie.
Mais, vous le disiez, tous vos élèves n’y entreront pas…
Près de la moitié. Ne pas être engagé à l’Opéra quand on a suivi tout le cursus de l’École, c’est très dur. Mais les trois quarts font quand même une carrière de danseur. D’autres, qui visaient exclusivement l’Opéra, préfèrent ne pas entrer dans l’intermittence, ils ont un bon niveau scolaire et continuent leurs études. Certains ne veulent plus me parler…
Un univers classique qui se réduit, des critères d’embauche de plus en plus sévères… Quel est l’avenir de l’École dans un tel contexte ?
C’est la question que je me pose : quel est l’avenir du spectacle ? De la danse ? Vers quoi j’emmène mes élèves ? À cause de la pandémie, nombre de compagnies vont mettre la clé sous la porte et beaucoup de jeunes danseurs vont se retrouver sans travail. Les auditions dans les compagnies étrangères sont devenues plus difficiles parce qu’il y a moins de postes disponibles. Et les écoles étrangères ont tendance à accepter plus d’élèves pour financer leur budget. Oui, nous formons trop de danseurs.
L’offre pour le classique s’est amenuisée aussi en France. À part l’Opéra de Paris, il n’y a plus que les ballets de Toulouse, Bordeaux, Nice, qui sont d’ailleurs confrontés à des problèmes budgétaires.
Hélas… En France, berceau du classique, nous devrions mieux valoriser notre culture et notre passé. On le fait pour le théâtre, la littérature. Pourquoi pas la dans ? On enseigne Molière dans les écoles, on monte ses pièces partout… Les danseurs, eux, n’ont jamais été considérés comme des artistes majeurs, alors que les ballets font salle comble. Parfois même, on nous reproche d’aimer encore le classique ! On le considère comme un art ringard et bourgeois, réservé aux riches, ce qui est faux : une place à l’Opéra n’est pas plus chère qu’un ticket pour un match de foot ou un concert… Moi, je revendique mon identité. J’ai toujours été heureuse dans un tutu sans me sentir démodée. Il y a encore trop de préjugés sur notre art. Il arrive que l’on nous dise : « Et à part la danse, qu’est-ce que vous faites ? » ou « Ah, comme ils souffrent, vos élèves. Quel sacrifice ! » Et la joie de danser, alors ? Allez les voir aux spectacles !
… et vous verrez ce qu’est la grâce, la beauté… Je confirme. Mais depuis décembre 2019, le Ballet de l’Opéra a enchaîné une longue grève, le confinement et des travaux à Garnier qui bloquent encore le plateau. Dix mois d’absence! Et les étoiles sont remontées sur scène dans une formule très minimaliste (voir p. 32).
L’Opéra peut repartir. Le corps de Ballet a perdu la régularité du travail, peut-être un peu d’enthousiasme, et il faut lui redonner de l’élan. Mais les solistes, eux, sont en forme. Ce sont des danseurs exceptionnels. Lors du spectacle « Étoiles de l’Opéra », je regardais des danseurs comme Mathieu Ganio exploser de joie sur scène, si heureux d’être là de nouveau, et je me disais: danser, c’est vraiment un acte de résistance.
Propos recueillis par Dominique Simonnet.