Christian Gerhaher nous conduit au cœur des secrets d’Othmar Schoeck. Le dernier écho de la tradition des lieder romantiques se glisse dans le silence en un saisissant fondu au noir.

Août 1987, lac de Thoune. Le bateau file sur une onde lisse, pas un souffle d’air. Cela faisait un petit bout de temps que Marguerite Dütschler et moi-même discutions d’Othmar Schoeck avec Dietrich Fischer-Dieskau. Quel prochain cycle enregistrerait-il pour Claves ? Je risquais : « Et l’Elegie ? » Un fin sourire me fut adressé pour seule réponse. Finalement, il n’enregistra pas l’Elegie, cet autre journal d’un disparu célébrant la mémoire nostalgique et amère des amours perdues ou renoncées. Plus assez à chanter ici, alors même que sa voix disait plus encore qu’auparavant ?

Je ne me suis jamais expliqué cet abandon. Longtemps il aura fait défaut à cet opus majeur, ni Arthur Loosli (Jecklin Disco, 1967) ni Klaus Mertens (New Classical Adventure, 1993) ne purent combler ce qu’il aurait pu nous y donner. Andreas Schmidt (CPO, 1997) dont le chant était si proche de celui de son mentor, de voix, d’inflexion, de timbre, n’en saisissant que la tristesse, ignorant ses abîmes. 

Enfin Christian Gerhaher relève le défi. Il se fait une voix de fantôme dans l’orchestre onirique, un peu empoisonné de cauchemar, dont l’enveloppe Heinz Holliger et ses Bâlois. Timbre serré, voix blanche, mots amers ou acides, voyelles de spectres, consonnes en torture, Gerhaher sait qu’ici Schoeck répondait au Pierrot lunaire de Schoenberg. Mais, adieu hystérique, adieu faux cabaret, l’Elegie se coule dans le souvenir du Voyage d’hiver.

Quelques inflexions tirées du cycle colorent tout du long les lieder que lui auront inspirés les poèmes de Lenau et d’Eichendorff. Le chanteur se fait le narrateur de ses états d’âme, dans une succession de gris colorés savamment nuancés qui demandent une qualité poétique, un chant évocateur capable d’animer au sens premier du terme une expression musicale minimaliste. Christian Gerhaher et Heinz Holliger le savent : l’Elegie n’est pas  le contraire des fureurs modernistes de Penthésilée que Schoeck venait de composer, plutôt son envers, tout aussi moderne mais dans la recherche du silence et non dans le bruit et la fureur. Un écho de l’opéra paraît dans l’hallucination du Waldlied où dévale un piano de percussion.

Cet éclat est un des rares moments qui saillent de ce voyage vers l’abîme où Schoeck semble sans cesse vouloir coucher le chant dans le silence. Heinz Holliger feutre les paysages estompés sur lesquels la voix doit venir poser ses regrets, ses vaines interrogations, tout au long de ce disque radical on atteint l’art d’Othmar Schoeck au cœur de ses secrets. Ce compositeur qu’on a cru égaré dans ses montagnes comme dans un post-romantisme qu’il aura illustré pour mieux lui tordre le cou. Moderne, singulier, résolument à part dans un paysage musical qui préférait les aspérités plus saillantes, les genres nouveaux que célébraient le Pierrot lunaire ou L’Histoire du soldat, le saisissant fondu au noir de l’Elegie est enfin incarné au disque.

Othmar
SCHOECK

(1886-1957)

Elegie

Christian Gerhaher (baryton),
Orchestre de chambre de Bâle,
dir. Heinz Holliger

Sony Classical 19439963302. 2020.  57 min