Bruxelles, Théâtre de La Monnaie, le 18 décembre
Avec neuf opéras et demi (le demi correspondant à sa réorchestration du Couronnement de Poppée, dont la refonte en Poppea e Nerone à Madrid pourrait bien ajouter le demi manquant à cette somme), Philippe Boesmans (1936-2022) laisse à la postérité un corpus important, discuté par les modernistes dont il s’est éloigné en revenant à la tonalité et à la narration, prisé pour son accessibilité, et sa personnalité, par ceux qui apprécient la diversité d’approches que permet l’époque « post » que nous vivons depuis une quarantaine d’années.
Sans avoir peur du ricanement
Un bilan définitif de son apport et de la pérennité de celui-ci est encore prématuré, alors qu’on créait, huit mois après son décès soudain, son adaptation de la bombe domestique que demeure On purge bébé ! Une création posthume qui vient achever dans le rire un parcours plus naturellement porté au dramatisme, avec l’auto-destruction, nerf de La Passion de Gilles et de Julie, avec le côté sombre de l’humanité dansant sur un volcan (Reigen) ou s’imposant sa détresse par sa propre folie (Wintermärchen), avec l’ironie grinçante et dévastatrice d’Yvonne, princesse de Bourgogne, et la simple noirceur inquiète (Au Monde et Pinocchio). L’humour, l’espièglerie qui accompagnaient souvent la vie du compositeur, lui avait donné envie de conclure par une farce, dont il avait trouvé la trame dans le vaudeville aussi hilarant que caricatural de Feydeau, après avoir trouvé l’inspiration chez Schnitzler, Shakespeare, Strindberg, Gombrowicz et Pommerat. Son décès a laissé l’ouvrage inachevé, mais dans une proportion minime : pour la fin de la neuvième scène, et toute la dixième, quelques minutes à peine, que le fidèle ami Benoît Mernier a imaginées sans que le collage apparaisse comme une rupture.

Crédit photos : Jean-Louis Fernandez
L’œuvre de Feydeau, que le compositeur trouvait « très ironique, sur la mesquinerie, sur la bourgeoisie, et aussi la suffisance et l’inculture » l’interrogeait également sur le moyen de faire passer sa verve, son rythme au niveau musical et vocal. Il a pour ce faire choisi un orchestre en formation de chambre : vingt-sept instrumentistes, avec sept instruments à cordes face à huit bois par deux, cinq cuivres et quatre percussions, la harpe, le piano et le célesta y ajoutant leur personnalité. Et une écriture orchestrale jouant l’aéré, le léger, le fluide, le raffiné, sans avoir peur du soulignement, du ricanement, de la truculence. Et su imposer aussi à cette écriture des instants de suspension pour laisser passer le mot sans qu’il soit forcé : intelligibilité d’abord ! Enfin, pour l’écriture vocale, volubile, il s’en est donné à cœur joie. « Il y a toujours des cocus dans les pièces de Feydeau ! Et pour moi, c’est un mot qui peut être très bien chanté par une soprano colorature, – “cocu” – elle peut monter haut avec ça », disait-il.
Le pot de chambre en Graal

La réussite s’affiche dans le fait que le texte de l’opéra (réduit des deux tiers par rapport à l’original théâtral par Boesmans lui-même et Richard Brunel) garde un piquant irrésistible de vacherie, qui s’exerce en une critique d’une bourgeoisie parvenue, mais incapable de se défendre contre l’enfant roi, ce Toto particulièrement rebelle aux règles, et de ce fait destructeur des conventions sociales. Pas de drame, donc, sauf dans le dissolution des couples qui éclatent comme se brisent les pots de chambre, mais un rire qui saisit la salle en toute occasion, naissant aussi bien du texte que d’un récitatif musical délicat, fait comme toujours de fragments, d’élans interrompus qui ponctuent, soulignent plus qu’ils ne racontent.
Pas d’air à proprement parler, hors un semblant confié à Aristide Chouillou, le militaire ridicule, décrivant sa cure à Plombières, et un morceau de duo entre les époux Follavoine, qui tourne vite court. Comme toujours, la citation règne, en catimini, poussant la culture lyrique à une forme de connivence de chaque instant – genre : est-ce bien trois notes de Salomé que je viens d’entendre ? Et là, une impression rapide de Hindemith ? – ou en majesté, avec Les Hébrides de Mendelssohn, lors de recherche infructueuse par un Follavoine inculte, de ces îles dans le dictionnaire, à Z et à E, et surtout avec l’irrévérencieuse – et irrésistible – élévation du pot de chambre sur le thème du Graal de Parsifal, sommet d’humour.
Reste que la mécanique globale de l’opéra appelle des chanteurs-acteurs et un organisateur experts pour qu’elle garde tout son sel. Richard Brunel, qui connaît son Feydeau pour l’avoir déjà monté, et a ravi Bruxelles avec un Béatrice et Benedict au théâtre savoureux, trouve le ton, immédiatement. Le décor, signé Étienne Pluss, chambre d’enfant qui, par lente amplification latérale et frontale, devient l’amphithéâtre des apparitions prétentieuses du trio Chouilloux, et de l’élévation « sacralisante » du pot de chambre, s’ouvre ponctuellement sur le WC familial, lieu vernal d’une constipation/purge symptomatique de dysfonctionnements psychologiques.
Un spectacle bijou
Ouverts à un jeu d’acteur exigeant et millimétré, les interprètes investissent cette mécanique de l’absurde avec délectation, chacun à l’acmé de son art, dont la perfection de la diction est ici force première. Jodie Devos, en Julie Follavoine harpie domestique et dominatrice, hystérique et inconsciente, est formidable d’aisance de l’aigu, de chair et de légèreté du timbre, face au Bastien Follavoine de Jean-Sébastien Bou, toujours aussi séduisant de timbre, et maître d’une projection qui lui permet d’exprimer tout le désarroi d’un mari à la barre d’un couple qui s’enfonce et coule. Denzil Delaere est un Aristide Chouilloux ténor bouffe qui passe à l’aise du lyrisme délicat et un rien ridicule à l’explosion dévastée face à Sophie Pondjiclis, l’épouse infidèle, et Jérôme Varnier, l’amant pompeux, qui sont parfaits. Quand au Toto gamin en peluche rouge qui devient soudain, sous les traits de l’acteur longiligne Tibor Ockenfels, en passant de la couche culotte à la même peluche, le détonateur des implosions, il finit en triomphateur de ses manipulations, installé au sommet de l’amphithéâtre, dans la lumière de sa gloire.
L’Orchestre symphonique de La Monnaie, dirigé net et impeccable par Bassem Akiki, avec ce qu’il faut d’ironie implacable, n’est pas pour rien dans l’équilibre d’un spectacle bijou, dont le seul dysfonctionnement, aux saluts de la deuxième représentation, aura été la panne de la projection du portait de l’auteur sur la porte centrale du décor, laissant les interprètes prêts à lui rendre hommage un peu désemparés. Un pied de nez, involontaire cette fois ?
Le bijou est à voir à l’Opéra de Lyon, qui coproduit, du 5 au 17 juin.