Salzbourg, c’est aussi de formidables concerts, avec le Philharmonique de Vienne omniprésent, et nombre de formations invitées, (on aurait pu croiser ici en début de festival Maxime Pascal et Raphaël Pichon), le Philharmonique de Berlin en tournée rituelle fin août, et une fois encore le très original musicAeterna de Teodor Currentzis, sur lesquels une forte pression s’est imposée au vu des événements à l’Est. Joueront, joueront pas ?
La sagesse s’est imposée, le chef grec dirige le diptyque Bartók et Orff prévu, avec ses chœurs dans la distribution, et propose son ensemble au grand complet dans un superbe concert Chostakovitch et Purcell. Rapprochement de prime abord curieux entre une symphonie du premier et Didon et Enée du second, mais qui par le thème exposé, n’est pas aussi absurde qu’on pourrait le croire.
Acte I, cette Symphonie n° 14 de 1969, écrite en pleine période de déprime existentielle du compositeur russe, source de tant de chefs-d’œuvre. Celui-ci, qui est autant leçon d’orchestre (cordes et percussions, rien d’autre) qu’héritage de la symphonie mahlerienne et des symphonies avec voix qui ont parcouru le XXe siècle, donne la primauté au texte : Garcia Lorca, Apollinaire, Küchelbecker et Rilke, humanité soumise par la camarde en ce que l’homme a si bien inventé pour la servir, la prison, l’oppression, le désespoir. Pas un sourire, pas un espoir, comme l’écrit Rilke pour le dernier chant conclusif : « Toute puissante est la mort ».
Deux voix, soprano et baryton, s’opposent, se répondent, se croisent même, en un dialogue serré, parfois proche du grotesque, mais toujours d’une densité impressionnante. Ici, c’est elle qui l’emporte haut la voix, sur un Matthias Goerne, baryton qui joue les basses sans vrai mordant, sans vrai grave profond, qui grogne, éructe, chante aussi de toute l’intensité qu’on lui connaît, même si l’éclat, les couleurs, l’impact même se font moindre avec les ans.

Nadezhda Pavlova Soprano
Matthias Goerne Baritone
Crédit photo : Marco Borrelli
Elle c’est Nadezhda Pavlova, Anna remarquée l’an dernier, hors son paysage vocal naturel, et qui le retrouve ici tout autrement, lame et liane vocale – autant que physique – émotion coléreuse, dévastée, percutante, par la langue martelée – c’est la version originale avec traduction des poèmes en russe – et par la voix même, ample, riche en couleurs, en tortures et autres expressions coup de point. Mais qui se fait aussi, façon aria baroque avec obligato instrumental, osmose avec le premier alto pour un moment d’intimité suspendue (Le Suicidé). L’entente avec la liane Currentzis, aussi souple et impérieux dans sa façon de diriger, bras en tous sens, dansant presque, prononçant tout, contrôlant tout, est évidente, Goerne restant lui, tel un roc, accroché à son pupitre, comme à une planche de survie. Une heure de fascination morbide, mais exceptionnelle.
Dans Purcell et son masque fameux, on retrouve la jubilation des rythmes (les danses), des timbres, des couleurs instrumentales qui avaient fait grande la soirée Rameau de l’été dernier, avec le même côté « Cérémonie secrète », quand tout éclairage de plateau éteint, l’orchestre, à peine plus varié que pour Chostakovitch (théorbe, guitare, luth quand même) et jouant l’historique informé, devient le creuset d’une vraie émotion.
Le partage se fait sans peine avec une belle distribution de solistes russes tous sortis des chœurs, tous formidables (la Magicienne d’Andrey Nemzer, aux aigus troublants, les deux Sorcières d’Elena Gvritishvili et Anastasia Erofeeva, le Marin de Nikolay Fedorov… quelle vitalité !). Konstantin Krimmel, Enée séduisant, beau timbre, bel ambitus, la délicieuse Belinda de Nuria Rial, enjouée, rayonnante, tout est parfait face à la Didon pénétrée de Kate Lindsey. Mais quand Currentzis lui impose pour son air d’entrée et pour sa mort, un chant pianissimo, on se doit bien de constater que la technique peine, et que la justesse frôle l’incertitude. Dommage vraiment.