Le pianiste argentin libère l’imaginaire d’Albéniz et réinvente des Espagnes aux couleurs foisonnantes. Décelant dans le populaire l’élégance et la noblesse, sa lecture d’Iberia aux rythmes envolés obsède. Jusqu’à en faire perdre la raison.

Crédit photo : Marco Borggreve

Les détonations de La Fête Dieu à Séville projettent sur les trois portées leur myriade de flammes, le piano invente son orchestre, grave d’orgue, trompettes claironnantes, le ciel lui-même s’ouvre pour la méditation centrale, belle, recueillie comme une saeta. Espagne ? Certes, mais ce que Nelson Goerner fait surgir d’abord des tonnes de notes qu’Albéniz a libérées de son imaginaire pour mieux stupéfier  ses contemporains, c’est l’invention sans frein d’un piano moderne, qui enjambant Debussy, annonce déjà Messiaen. Roger Muraro (Accord, 1997) avait lui aussi tenté ce parallèle, mais à rebours, entendant chez Albéniz ce que pouvait y avoir vu Messiaen, Nelson Goerner projette littéralement Iberia dans son futur, avec l’aide de l’admirable Steinway de Flagey réglé avec art par Michel Brandjes.

Fascinant intellectuellement, mais aussi par la simple présence pianistique, l’échelle dynamique, l’obsession des rythmes, la profusion des couleurs, et ce sens de la tension harmonique qui derrière les Espagnes imaginaires, au-delà des paysages si finement vus, affirme une langue novatrice, radicale, que la simple beauté de ces musiques, leurs charmes hautains, leurs folklores inventés aura trop souvent masqué.

Les doigts voraces du pianiste savent aussi mettre une distance lorsque ce qui voudrait chanter un peu trop facilement risquerait d’affadir. Écoutez le deuxième thème  de Rondeña, son sfumato, paysage dans le paysage. Écoutez  la mélopée un peu arabe de Málaga que le pianiste élève comme une volute de fumée avant d’en faire scintiller les étoiles, de les cambrer dans un rythme de fandango, pour finalement ouvrir l’espace harmonique, vraie voie lactée. Quels autres pianistes auront trouvé le ton de grand nocturne un peu fantasque inspirant à Albéniz la plus ample des pièces d’Iberia où pourrait se lire comme un écho de La Vega ? Alicia de Larrocha, Rafael Orozco, certes.

Comme eux, Nelson Goerner aura traversé toutes les intentions du compositeur. Musique de l’œil d’abord qui fait le clavier versicolore, parfois gitane (son Albaicín, preste, fait voir la danseuse et le cantaor) mais aussi musique universelle saisissant l’âme d’un peuple  dans ses plus folles exubérances : il faut l’entendre démêler les écheveaux de feux d’artifice qui ouvrent Lavapiés, les tenant dans un rythme impeccable, puis chanter le thème canaille avec tant de présence, lui ôtant toute banalité. Un de ses secrets ? Tout anoblir, voir dans le populaire l’élégance, dans les rythmes l’envol, dans les pianissimos le son même du rêve éveillé, dans le lacis polyphonique une exaltation, dans les harmonies troubles un paradis de sensualité. Au terme du voyage, la grande Jota d’Eritaña, ses phrases de cantaor émergeant d’une cohue de notes, sa joie obstinée que le pianiste veut à toute force retenir, font perdre la tête.

Ah ! Nelson Goerner ne veut pas quitter son Iberia, nous non plus, alors à nouveau le Preludio d’Evocación, son guitariste solitaire, sa lumière un peu mouillée de petit matin, tant de poésie, si juste, le cœur même d’Albéniz.