La création d’Innocence en 2021 au festival d’Aix-en-Provence se solda par un succès, public et critique, fracassant. Dans ce qui fut l’une de ses dernières apparitions, Kaija Saariaho salua sur scène en fauteuil roulant, poussée par la jeune chanteuse folklorique Vilma Jää. La maladie a emporté ce vendredi 2 juin la compositrice la plus fêtée de la musique occidentale, dont l’œuvre connut rapidement un rayonnement international.

C’est dans son pays natal, la Finlande où elle naît en 1952, que Kaija Saariaho suit ses premières leçons musicales à l’Académie Sibelius d’Helsinki tout en pratiquant la peinture et le dessin. Elle fonde avec Magnus Lindberg, Esa-Pekka Salonen et quelques autres le collectif d’avant-garde baptisé Korvat auki (« Ouvrez les oreilles ! ») avant de suivre, à Darmstadt puis à Fribourg, les cours de Brian Ferneyhough et Klaus Huber. Son esthétique n’épousera ni celle de l’un, ni celle de l’autre. Le grand choc, elle le doit aux spectraux français, au premier rang desquels Gérard Grisey et Tristan Murail.

Lichtbogen (1986), commande du Ministère français de la Culture (pour laquelle elle s’est inspirée d’une aurore boréale), marque un premier tournant dans sa carrière : la fusion du timbre et de l’harmonie devient une préoccupation centrale de son langage. Elle écrira toute son œuvre déjà réfractée dans ce joli bouchon de carafe auquel ne manque que la bouteille. Les sortilèges des grands ensembles, vite maîtrisés, y ajouteront un art orchestral des plus envoûtants, avec sonorités mouillées des percussions, nappages délicats des vents, harmoniques vibratiles des cordes.

L’expérience de l’Ircam

L’expérience de la synthèse sonore et de l’ordinateur revêt chez elle un aspect naturel – une langue que son mari Jean-Baptiste Barrière, compositeur et chercheur à l’Ircam, l’aide à apprivoiser. L’Ircam, le blockhaus boulézien réputé peu hospitalier, l’accueille dès 1982, date à laquelle Kaija Saariaho s’installe à Paris. Elle sera longtemps la seule femme portraiturée dans les escaliers de l’Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique, parmi les jeunes « post-spectraux ».

Kaija Saariaho
Crédit Photo : Priska Ketterer

Le cycle des Jardin secret (I – III) donne à entendre une autre sensibilité, aussitôt perçue comme féminine en ce qu’elle privilégie la sphère intime et les bruits de respiration ; une certaine forme d’intuition aussi, à rebours des accents monstrueux et des partiels savamment calculés par d’illustres aînés. Autre marque de sa signature, les aigus extrêmes qui exaltent la luminosité de la trame musicale comme autant de cristaux. Point de déflagration ni de confrontation dans sa musique, même si une dramaturgie singulière, fruit de l’interaction entre instruments et électronique, affleure dans les concertos Amers (1992) et Graal théâtre (1997).

Incursion dans la musique vocale

La rencontre avec l’écrivain Amin Maalouf, élu à l’Académie française en 2011, sera aussi celle avec la voix et le monde de l’opéra. Elle donnera naissance à L’Amour de loin (2000), Adriana Mater (2006) puis Émilie (2010) – autour desquels gravitent des cycles vocaux qui comptent parmi ses plus belles partitions –, bouleversante trilogie féminine qui voit un infléchissement de son art vers davantage de lignes mélodiques et de motifs rythmiques récurrents. Bien qu’Only the Sound Remains (2015) « rappelle aussi par son ambivalence la musique de cour médiévale, et notamment les chansons de troubadours », Kaija Saariaho n’entend pas renouer avec les vapeurs debussystes de L’Amour de loin, centré sur les amours contrariées de Jaufré Rudel. Place alors au théâtre nô revu et corrigé par Ezra Pound et à un effectif chambriste inédit puisque, dans la fosse, officient un quatuor à cordes, un quatuor vocal, des percussions, une flûte et un kantele, instrument traditionnel finlandais à cordes pincées.

Les œuvres des dernières années sont le fruit d’une collaboration étroite avec certains artistes : les féaux Malouf et Salonen, mais aussi Peter Sellars, Anssi Karttunen, Dawn Upshaw, Emanuel Ax ou Tuija Hakkila. Elles traduisent également la volonté de faire de sa musique non pas un traitement abstrait, mais un partage d’idées et d’émotions avec le public. La standing ovation qui lui a été réservée à la création d’Innocence prouve qu’elle y a réussi.

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