Jouant sur les éclairages, le Quatuor Chiaroscuro lève le masque du génie salzbourgeois, dévoilant au revers de sa joie apparente sa fièvre et ses révoltes.

WOLFGANG AMADEUS MOZART (1756-1791)
Quatuors « prussiens », K. 575, K. 589 et K. 590
Quatuor Chiaroscuro
Bis-2558 (SACD) – 2020. 1 h 26 min
Depuis leur formation en 2005, les Chiaroscuro reviennent régulièrement à Mozart, livrant de précieuses contributions à la discographie : rappelons ainsi leur lecture métaphysique et bouleversante du Quatuor n° 19 « Les Dissonances », K. 465, gravée pour leur début au disque (Aparté, 2010, CHOC de l’année 2011, CLASSICA n° 137), placée sur la première marche du podium de notre Écoute en aveugle consacrée à l’œuvre (CLASSICA n° 219). Dans ce nouvel album consacré aux Quatuors « prussiens », l’ensemble subjugue à nouveau : son approche en demi-teinte apporte beaucoup de profondeur au discours, laissant transparaître le désarroi, l’amertume et la révolte derrière l’apparent caractère enjoué. Les lignes fuselées, le diapason bas et sombre, et l’absence totale de pathos des Chiaroscuro s’opposent à la vision du Quatuor Italiano, lumineuse et chaude (Decca, 1967 à 1973), et à celle du Quatuor Hagen, claire et incisive (DG, 1996 et 2004).
Dès les premières secondes du Quatuor n° 21, K. 575, les archets des Chiaroscuro fascinent, infinis de ligne, exempts de vibrato : a-t-on déjà entendu Mozart aussi radicalement épuré ? Les Mosaïques avaient tracé la voie (Naïve, 1998), les Chiaroscuro la confirment aujourd’hui, qui baignent les atmosphères d’une douce lumière de vitrail et cherchent à canaliser la ligne plus qu’à amplifier les contrastes du discours. Quelle poésie ! L’Andante déroule ses confidences avant de laisser place au Menuet, traversé en son centre par un Trio tendre et grave : il faut y écouter le chant raffiné du violoncelle, qui jamais ne pèse. L’Allegretto dévoile enfin ses superbes contrechants avec une lisibilité appréciable.
Mozart compose les Quatuors nos 22 et 23 en mai et juin 1790, période difficile, tant d’un point de vue artistique que personnel : le compositeur peine à trouver la force de créer (fait exceptionnel, il n’a quasiment rien écrit depuis Così fan tutte représenté en janvier de la même année) et subit des conditions matérielles toujours plus hostiles. Dès l’Allegro initial du Quatuor n° 22, les Chiaroscuro mettent en valeur l’écriture contrapuntique par leurs lignes fuselées et la finesse de leur articulation. Le Larghetto captive, livré avec tendresse mais sans le moindre épanchement. Les interprètes ouvrent la porte du tragique dans le Menuetto qui, après les premiers accents vigoureux, laisse place aux doutes du Trio, vite balayés par l’impulsion énergique mais raffinée du Finale.
Dans le Quatuor n° 23, les Chiaroscuro laissent poindre la fièvre et l’inquiétude derrière la joie apparente, et ce dès les premiers accords de l’Allegro moderato : plus que sur la rudesse des attaques, leurs archets jouent sur les éclairages. La nostalgie de l’Andante conduit à l’ironie du Menuet et à la frénésie de l’Allegro : une interprétation bouleversante de profondeur.