Avec Lac, Maillot analyse l’inconscient familial et explore l’obscurité du désir. Il révèle la noirceur et la beauté de l’âme.
Que se cache-t-il dans l’obscurité des familles ? Des silences, des mensonges, des trahisons et, niché comme un diable dans les plis des dénis, l’omniprésent désir, le sexe qui, toujours, mène la danse. Un petit prince blond, symbole de l’innocence, en proie à des terreurs nocturnes, voit en songe une sombre créature féminine – le double de sa propre mère ? – lui arracher la fillette qu’il aime et lui en imposer une autre, née de l’union adultère de son père avec la ravisseuse…
Par ce bref prologue à son ballet intitulé Lac, réécriture du mythique Lac des cygnes présentée au Grimaldi Forum à Monaco (en partie ouvert grâce à des mesures sanitaires appropriées), Jean-Christophe Maillot, directeur du ballet de Monte-Carlo, nous avertit : nous allons descendre au fond des oubliettes, explorer l’inconscient des êtres – le nôtre, en somme – et osciller sans cesse entre les deux pôles essentiels : le blanc et le noir, le jour et la nuit, l’ingénuité et la perversion…

Crédit photo : Alice Blangero
On sait combien la version traditionnelle en tutu exploite déjà cette dichotomie primitive (cygne blanc et cygne noir) et joue avec le dédoublement des personnages pour mieux exprimer l’ambivalence humaine. Comme il l’a fait dans ses pièces précédentes (La Belle au bois dormant emprisonnée dans sa bulle fœtale translucide ou Cendrillon, devenue l’emblème de la famille recomposée), Maillot dégraisse la légende, épure le propos, et dépouille la chorégraphie de son amidon académique (vocabulaire classique sur pointes mais avec une grande liberté de mouvement).
Grâce virtuose
Quel rythme, quelle créativité, quel ballet ! Avec sa compagnie d’excellence, l’exigeant chorégraphe offre une gestuelle incisive, inventive, précise, toujours dans la fluidité et la sensualité, et lance ses danseurs comme des toupies dans des figures d’une virtuosité à couper le souffle. Pas une faille, pas un temps mort…
C’est Freud transporté par Tchaïkovski, un tourbillon ininterrompu qui conte l’histoire d’un jeune ingénu aux amours contrariées, emberlificoté dans les névroses familiales, et manipulé par la créature maléfique de la nuit (magnifique Bernice Coppieters dans la version en ligne). Ici, les parents sont confits dans leurs non-dits, les cygnes (costumes chamarrés de Philippe Guillotel) se montrent tels qu’ils sont, volatiles agressifs et pervers, et la bataille du bien contre le mal se joue avec violence.
Comme Bruno Bettelheim qui interrogeait la psychanalyse des contes de fées, Jean-Christophe Maillot déterre le sens caché des mythes en les exposant à notre modernité : secrets adultères, obsessions castratrices, liaisons incestueuses… Et rappelle ce message récurrent dans son œuvre : la nécessité vitale de fuir la possessivité des mères, leur trop-plein d’amour, qui étouffe autant que la dureté des pères. Avec ce Lac bouillonnant, il ajoute une pierre à l’édifice poétique qu’il construit depuis des années. Et réussit ce grand écart improbable de nous montrer simultanément la noirceur de l’âme humaine et sa prodigieuse beauté.