Le Palais Garnier a rouvert brièvement ses portes pour une parenthèse enchantée, le spectacle bouleversant du désir des danseurs pour leur art.
Il était figé depuis un an, veillé par ses statues de pierre, son grand escalier déserté, frappé par le double sortilège d’une longue grève et de cette interminable épidémie. En redécouvrant le palais Garnier pour sa réouverture tant attendue, on s’imaginait progressant comme dans un songe, au milieu des ronces et des épines, sous une haie d’huissiers ensommeillés. Hélas, pas de Belle endormie, ni de bal, ni de fête…
Mais des spectateurs tenus à distance, un plateau réduit à l’avant-scène (pour cause de travaux), et un programme sommaire composé d’échantillons de solos et pas de deux, laconiquement intitulé « Étoiles de l’Opéra », une manière de montrer que les solistes de la compagnie sont toujours là, qu’ils ont maintenu leurs corps en alerte en dépit du temps suspendu, poursuivi obstinément leurs exercices quotidiens et les répétitions de ballets sans cesse repoussés.
Au clair de lune… de Debussy
Un spectacle minimaliste donc, sans orchestre, sans décors, sans coulisses, que l’on abordait avec tristesse au milieu d’une salle d’ombres masquées. Et puis, ils se sont mis à danser… Cela commence en douceur avec Clair de lune de Claude Debussy (au piano, Elena Bonnay) interprété par Mathieu Ganio visiblement très heureux de retrouver son public, suivi des Trois Gnossiennes d’Erik Satie, joli dialogue entre Ludmila Pagliero et Hugo Marchand.

Vincent Chaillet et Hannah O’Neill
Crédit photo : Svetlana Loboff/Opéra national de Paris
Un choc, une explosion de grâce
Suit le célèbre Lamentation de Martha Graham, qui voit la jeune Sae Eun Park se débattre dans l’enveloppe maléfique qui lui enserre le corps en quête d’une liberté introuvable, solo ô combien symbolique. Et puis, voilà la musicalité incarnée dans Suite of Dances de Jerome Robbins : de nouveau, l’étoile Hugo Marchand, incontestablement l’un des plus grands artistes de sa génération, impérial, en conversatide Jean-Sébastien Bach comme si son corps tout entier en était la partition.
Enfin, ce choc, une explosion de grâce : ce pas de deux intitulé Herman Schmerman, créé en 1992 par William Forsythe, qui, on le sait, pousse le langage classique (la ballerine est sur pointes) loin au-delà de ses limites. Dieu qu’ils sont beaux ! Vincent Chaillet et Hannah O’Neill, duo parfaitement accordé, maîtrisent la chorégraphie avec une précision au laser tout en nous en faisant oublier l’extrême complexité. Hannah O’Neill, 27 ans, première danseuse (assurément prochaine étoile), venue de Nouvelle Zélande et formée en Australie, entrée à l’Opéra de Paris sans passer par l’École de danse (voir notre rencontre avec Élisabeth Platel, p. 72-76), illumine la scène de son élégance longiligne et touche à une rare forme de naturel.
Il y a là l’essentiel de cet art, quelque chose qui fouille au plus profond de l’humain et nous bouleverse immédiatement. Forsythe a créé ce morceau comme une dédicace aux danseurs. Nul doute que ces deux interprètes-là lui retournent l’hommage. Et à nous, ils offrent le plus beau des cadeaux : douze minutes de magie juste avant que le palais, une fois encore accablé par le sort d’une fée décidément virulente, ne se fige à nouveau.