Crise sanitaire oblige, c’est sur la grande scène d’internet que la danse inaugure un nouveau style, triste et mélancolique.
« Que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas dansé », affirmait Nietzsche, pour qui la danse était, plus qu’un art, une philosophie. Mais comment faire quand le corps est contraint, entravé, prisonnier ? Quand les studios sont fermés, les théâtres désertés, les festivals annulés ? Confinement, distanciation, gestes barrières… Le sinistre vocabulaire de 2020 décrit un monde clos et pétrifié, l’exact contraire de la danse désormais privée de sa sève : la liberté de mouvement. Dans le monde entier, les artistes ont trouvé une même réponse : mettre en gestes leur désarroi, danser l’incertitude. Une multitude de chorégraphies se sont ainsi créées sur la grande scène d’Internet, inaugurant un nouveau style, triste et mélancolique.
Dans un pas de deux touchant baptisé « Confinement ! », Marie-Claude Pietragalla et Julien Derouault jouent un couple désemparé, reclus dans un appartement, corps accablés se cognant comme des insectes pris au piège. Dans la même inspiration, le couple d’étoiles Guillaume Côté et Heather Ogden, du Ballet national du Canada, s’essaient dans leur cuisine à un ballet improbable mais plein de grâce (« Bach to the Barre ! »), portés par les violons de l’Orchestre symphonique de Toronto.
Les Ballets de Monte-Carlo, eux, déclarent leur colère et leur rage avec « Wake up ! », chorégraphie tragi-comique de Jean-Christophe Maillot, montrant les stars de la compagnie chez elles, en mal de danse, renversant les meubles et se heurtant aux lustres, en quête d’un souffle libérateur. Tout comme les danseurs du Ballet national des Pays-Bas, qui, dans « Hold On » de Milena Sidorova, tentent de repousser les murs, et ceux de l’Opéra de Paris, poursuivant, imperturbables, leurs élégantes arabesques sur le Roméo et Juliette de Prokoviev, mais chacun chez soi. Plus amère encore, cette mort simultanée de 32 cygnes (« Swans for Relief ») dansée par des étoiles de quatorze pays sur les notes déchirantes de Camille Saint-Saëns.

Crédit photo : Julien Benhamou/ONP
On espérait plus de gaité à l’heure du déconfinement. Las… On sort dans la rue, on saute vers le ciel, la ville devient scène, mais les artères sont désertes, les humains effacés, et c’est la solitude que décrivent désormais les danseurs. Ceux du Royal Ballet se heurtent aux portes des théâtres fermés dans un Londres fantôme au rythme du titre des Rolling Stones « Living in a Ghost Town ». Ceux du Ballet national des Pays-Bas parcourent les rues vides d’Amsterdam jusqu’à un opéra sans spectateurs, et voici la sublime ballerine Kira Hilli arborant le costume du moment (« Safe Distance Ballet », photo) : un tutu rigide de trois mètres de diamètre pour tenir à distance ses partenaires, noir comme la scène abandonnée, noir comme l’âme nostalgique des danseurs au temps du coronavirus qui, ensemble mais séparés, tournent, tournent et tournent encore, en espérant des jours meilleurs.