Le ballet de Johan Inger revisite la figure ambivalente de Carmen, belle insolente, libre, fatale. En un mot, fascinante.

Autrefois, elle choquait parce que trop rebelle. Aujourd’hui, elle gêne parce qu’elle périt en victime. Carmen dérange à la fois les machistes et les féministes, et c’est précisément son ambivalence qui fascine. A-t-on jamais inventé plus beau personnage de femme ?

Insolente, farouche, provocante, sensuelle, animale, et libre, libre à en mourir. Dans son ballet du même nom interprété par la Compagnie nationale de danse d’Espagne (filmé à la Coursive de La Rochelle et diffusé sur la scène virtuelle de France Télévisions), le chorégraphe suédois Johan Inger en fait une figure intemporelle et universelle, dépouillée de ses références espagnoles : panneaux mobiles qui balisent un lieu indéfini, costumes anonymes, minijupes à volants (seul clin d’œil aux gitanes), extraits de la partition de George Bizet revue par Rodion Shchedrin et compositions de Marc Álvarez.

C’est dans le regard innocent d’un enfant parcourant la scène – sans doute Don José autrefois – que l’on suit le drame. Évidemment, Carmen est une bombe : la danseuse nippo-afro-américaine Kayoko Everhart a la beauté du diable et une sensualité à damner un curé.

Kayoko Everhart

Crédit photo : Jesús Vallinas / Compañía Nacional de Danza

Rompue aux meilleurs styles néoclassiques – Mats Ek, Nacho Duato, Jiri Kylian, William Forsythe –, elle maîtrise parfaitement la gestuelle complexe de Johan Inger, nerveuse, précise et expressive. Déhanchés suggestifs, poses aguicheuses, pas de deux brûlants… Dès le premier tableau, la tension sexuelle est là, qui monte jusqu’à l’incandescence, tout comme l’obsession de Don José (Daan Vervoort) pour cette femme trop fatale. On le comprend alors : ce dont il est question, ce n’est pas d’amour, mais de violence, celle de la femme qui joue avec les mâles comme un chat avec les souris, celle de l’homme rendu fou de désir et de jalousie.

Crédit photo : Jesús Vallinas/Compañía Nacional de Danza

Dans la seconde partie, on entre dans les pensées torturées de l’amant éconduit, ivre de frustration, tétanisé par la belle qui revient pour quelques tours tentateurs, quelques pas lascifs, repart, resurgit avant de le trahir encore avec l’odieux toréador… Le mouvement exprime le sentiment d’abandon qui torture le pauvre homme : le corps prostré, creusé par le manque, noué par l’envie, électrisé par sa souffrance intérieure, il se tortille comme un ver misérable sur la bêche d’un jardinier. Et l’on suit la lente progression de la pulsion meurtrière que lui insufflent ses démons jusqu’au coup de poignard final. Le corps déshabillé, annihilé, Carmen se perd à jamais dans la nuit, ne conservant que sa jupe à froufrous, rouge comme le feu qui les a consumés, rouge comme le sang qui a coulé. Terrifié, l’enfant spectateur détruit sa poupée qui ressemble à Carmen, sans doute pour se prémunir de son destin annoncé. Féministe ou pas, peu importe en somme.

Voilà en tout cas un ballet intense et perturbant qui brûle comme le feu, non de la passion (car on ne tue jamais par amour), mais du désir destructeur et de la possession.