Représentations reportées ou annulées, fréquentation en baisse, budgets réduits… Les effets de la crise sanitaire sur la filière musicale n’en finissent pas de se faire sentir. Artistes, institutions et syndicats réagissent et s’adaptent pour inventer le spectacle de demain.
Le 14 juillet dernier, Paris n’a su renoncer à son concert annuel sur le Champ-de-Mars, et l’événement, suivi sur France 2 par quelque 2,85 millions de téléspectateurs, n’a rien perdu de son faste : une scène grandiose, des artistes de premier plan (Benjamin Bernheim, Sonya Yoncheva, Sol Gabetta, Lisa Batiashvili…) et un décor emblématique dans le dos des musiciens. Mais, en face du plateau, la stature de la tour Eiffel n’impressionne personne, pas plus que le spectacle qui s’offre à un parterre vide. Après de longues semaines d’interruption, les concerts ont repris du service, mais la musique classique est toujours en réanimation, et la nécessité de sa survie prime encore parfois sur les conditions de sa convalescence.
Une étude d’impact du cabinet EY, publiée en juin dernier à l’initiative de l’association Tous pour la musique, évalue à 4,5 milliards d’euros les pertes enregistrées par la filière musicale en 2020, sur 10,2 milliards escomptés – soit 44 % de déficit. Derrière ces chiffres étourdissants, c’est tout un secteur qui est abîmé, un écosystème foisonnant dont la valeur ajoutée était encore estimée en 2014, dans une étude conjointe des ministères de l’Économie et de la Culture, à sept fois celle de l’industrie automobile.

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Certaines évaluations sont éloquentes quant à la situation générale : à l’Opéra de Paris, les pertes à la fin de l’année 2020 avoisineraient les 45 millions d’euros, dont 40 millions sont directement dus à la crise sanitaire. Son directeur, Stéphane Lissner, et son adjoint, Martin Ajdari, évoquaient devant la commission de la culture au Sénat, le 15 juillet dernier, une baisse d’un tiers des recettes du mécénat, et une chute des abonnements qui atteindrait 45 % pour la saison à venir, avec une reprise prévue le 24 novembre à Bastille, tandis que la programmation est suspendue à Garnier jusqu’à fin décembre 2020.
Si les économies réalisées grâce aux coûts non engagés pour les représentations annulées ont permis à certaines maisons de se rapprocher de l’équilibre, en tenant compte du soutien des aides publiques annuelles, une inconnue demeure concernant une éventuelle proratisation des subventions en fin d’année, qui sera décidée au regard des bilans établis, dans une situation où la relance réclamera pourtant un afflux de financements.
Les festivals, par nature plus éphémères, accusent le coup de manière beaucoup plus brutale : si certains ont réussi à se tenir dans des conditions contraignantes, d’autres ont été condamnés à une annulation pure et simple. Tel est le cas du Festival Berlioz, à La Côte-Saint-André, qui accueillait 1 407 artistes et 37 880 spectateurs en 2019, avec une prise en charge par le festival de 4501 nuitées et 9824 repas.
Le cas des intermittents
Sur le plan individuel, les artistes partagent tous la même insécurité, quoique les situations soient très diverses. Un arrêté du ministère du Travail du 26 juillet a prévu la mise en place d’une année blanche jusqu’au 31 août 2021 pour l’intermittence, un filet de sécurité spécifique à la France, mais dont le bénéfice échappe à nombre de cas plus ou moins particuliers. Parmi eux, les musiciens internationaux : « Forcément, c’est la catastrophe, car on passe d’une activité planifiée depuis des mois à rien du tout, pendant une durée relativement longue », raconte le pianiste Cédric Tiberghien.
« Je fais partie des musiciens qui gagnent très bien leur vie en temps normal, mais, depuis l’arrêt des concerts, je grignote peu à peu mon épargne, et je commence à réfléchir à ce que je vais devoir vendre dans les mois à venir », précise la violoniste Isabelle Faust. Si les concerts reprennent (pour des cachets réduits dans de nombreux cas, réduction de jauge oblige), les grosses productions d’opéra restent en sourdine dans beaucoup de programmations. « Les artistes qui se cantonnent à l’opéra n’ont pas d’activité depuis le mois de mars et entrevoient parfois un horizon vide pour un an. Il va être fondamental de nous diversifier pour vivre de notre métier », insiste la mezzo-soprano Karine Deshayes. Les institutions françaises ont néanmoins dessiné un scénario optimiste, la plupart d’entre elles prévoyant une réouverture en septembre, avec pour maîtres-mots « réactivité » et « adaptabilité ».
Des recommandations établies par le ministère de la Culture prévoient une distance de sécurité entre les musiciens. « Nous essayons d’évaluer la pertinence de ces prescriptions pour affiner la perception du risque et, le cas échéant, assouplir les règles, explique Sébastien Justine, le directeur du syndicat Les Forces musicales. Des études en collaboration avec nos adhérents et l’Itemm (Institut technologique européen des métiers de la musique) nous permettront d’y voir plus clair à la rentrée. »
Les consignes établies, chaque structure s’adapte en fonction de ses contraintes propres. « On a préparé différentes hypothèses, mais aujourd’hui on ne peut rien décider, expliquait, fin juillet, Michel Franck, le directeur du Théâtre des Champs-Élysées. Pour Salomé, que nous donnonsen novembre, nous avons opté pour une configuration en formation réduite. » Les castings également demandent un réajustement : « Richard Croft devait venir chanter Le Messie en septembre, mais il habite à Dallas et ne peut pas voyager. C’est Stanislas de Barbeyrac qui le remplacera. » Voilà pour la scène. Dans la salle, les directives prévoient un espacement d’une place entre chaque groupe de spectateurs, une limitation des entractes autant que possible, un sens unique de déambulation…
Appel à la créativité
« Il ne faut jamais gaspiller une bonne crise », affirmait Churchill. L’instabilité de la situation est un appel retentissant à la créativité. À l’Opéra de Montpellier, la directrice, Valérie Chevalier, souhaite ainsi élargir les publics et proposer, jusqu’à la fin de l’année, des places à dix euros, non remboursables et non contestables.
« Cela permettra d’attirer un public qui n’est jamais venu, en limitant la perte pour les spectateurs, et pour nous si le spectacle ne pouvait avoir lieu. » Cette idée fait écho à la forte fréquentation en ligne constatée pendant le confinement : « Nous nous sommes dit qu’il y avait forcément de nouveaux spectateurs à séduire. » Le constat n’est pas isolé, et les circonstances ont amplement favorisé la transition numérique. L’annonce d’un basculement vers le concert de demain? « On se pose beaucoup la question du “nouveau monde”, mais nous y réfléchissons depuis longtemps déjà, et heureusement ! » rappelle Olivier Mantei, le directeur de l’Opéra Comique et du Théâtre des Bouffes-du-Nord.
Plus qu’un changement radical de paradigme, cette crise provoque une accélération de tendances déjà engagées, tout en rendant saillantes de nombreuses problématiques préexistantes. À cet égard, le numérique prend une place considérable, et l’industrie du disque en est l’un des premiers témoins. « Les publics manifesteront désormais une attention plus importante aux initiatives digitales, quelles qu’elles soient », affirme Hervé Defranoux, le directeur de Sony Music France classique et jazz, dont le chiffre d’affaires digital a enregistré une progression de 30 % pendant le confinement, sans compenser la chute vertigineuse des ventes de disques en physique, heureusement très bien reparties en mai – une reprise essentielle, puisque les ventes physiques représentent encore 65 % du chiffre d’affaires chez Sony.
Pourtant, la diffusion numérique soulève l’épineuse question de la gratuité, largement accordée ces derniers mois. Didier Martin, le directeur général d’Outhere, en charge de la gestion opérationnelle des labels et des entités du groupe, s’inquiète de l’effervescence de telles offres : « Toutes ces diffusions brouillent le message en faisant penser que la musique n’est pas coûteuse. Les gens n’ont pourtant pas arrêté de payer Netflix depuis le confinement ! »
Autre sujet délicat : la juste rémunération des artistes, qui cèdent généralement leurs droits aux organisateurs de concerts lors de la signature du contrat. Sur ce point, le directeur du Centre national de la musique, Jean-Philippe Thiellay, s’exprime avec prudence : « Ce n’est pas à nous de décider de relations contractuelles entre un artiste et un producteur. En revanche, on pourrait envisager d’accorder à ce dernier des aides à l’équipement, conditionnées au respect des droits des artistes. »
Des effets à retardement
Des aides qui seront une petite pièce au milieu d’un plan de relance indispensable pour toute la filière, dans une crise à ondes de choc multiples. « Un festival n’est pas un manège que l’on rebranche pour le faire repartir », observe Bruno Messina, le directeur du Festival Berlioz – et une telle assertion peut s’appliquer au secteur tout entier. Tandis que les reports de concerts créent un embouteillage dans les saisons à venir pour les musiciens qui n’auraient pas fixé leur planning très à l’avance, la perte de billetterie (due aux restrictions de jauges et à la potentielle frilosité du public) et de location diminue d’autant le budget que les organisateurs de concert seront en mesure d’allouer aux productions, alors que les contraintes sanitaires exigeront des dépenses supplémentaires pour garantir la sécurité du public et des musiciens.
Un second effet à retardement est attendu : celui du déficit de droits d’auteur versés à la Sacem au titre de l’année 2020, en raison de l’interruption de l’activité musicale, qui ne se traduira qu’en 2021 mais dont la perte est d’ores et déjà évaluée à 250 millions d’euros. Même les producteurs qui seront parvenus à reporter leurs spectacles seront confrontés à des pertes de production. La directrice des Musiciens du Louvre, Sabine Perret, qui anticipe un déficit de 80 000 euros au moins, se trouve précisément dans cette situation : « Certains des concerts annulés cet été devaient permettre de préparer les programmes présentés en janvier 2021 à Versailles. Les répétitions que nous devrons organiser en décembre vont nécessairement générer des coûts supplémentaires conséquents. »
Les prêts garantis par l’État pourront aider les structures à passer le cap jusqu’à la reprise, mais leur remboursement se traduira par une moindre capacité des entreprises à investir et par une plus forte aversion au risque. Pour ces raisons, l’intersyndicale Usep-SV a fait appel à un dispositif de relance adapté aux spécificités du secteur, passant notamment par un plan massif de soutien aux collectivités territoriales.
« Nous craignons que les dépenses des collectivités territoriales ne se reportent sur les compétences obligatoires, or la culture n’en est pas une. Il faut que l’État et les collectivités se mettent autour de la table afin de garantir à ces dernières le soutien nécessaire pour se projeter sur plusieurs années, explique Aurélie Foucher, déléguée générale du syndicat Profedim. Nous attendons également beaucoup des États généraux des festivals, annoncés pour la rentrée par Roselyne Bachelot, et du renouvellement de ministère pour la mise en place d’une véritable politique culturelle. »
Ces questions sont d’autant plus préoccupantes que les subventions sont progressivement diminuées avec une forte incitation au développement du mécénat privé, alors même que la mission de service public reste à honorer. « Compenser la diminution des ressources par l’augmentation des prix de billetterie ne serait pas la solution, car l’une des principales conditions de la subvention réside dans la garantie d’une politique tarifaire d’accessibilité à la culture », précise Sébastien Justine. C’est alors la diversité qui se trouve menacée à tous les niveaux : du répertoire aux genres, en passant par celle des musiciens.
Quels concerts demain ?
À cette question des subventions fortement conditionnées répond celle de la forme des concerts à favoriser. Les modèles seraient-ils aujourd’hui trop élitistes ? inaccessibles ? dépassés ? « Le monde de la musique a besoin de développer du contenu digital, d’inventer de nouveaux services pour rendre l’expérience du concert encore plus riche. Beaucoup d’initiatives se développent, et nous entreprenons un travail d’analyse et de mutualisation », relève Jean-Philippe Thiellay, s’appuyant sur ses observations en tant qu’ancien directeur adjoint à l’Opéra de Paris. De son côté, Michel Franck n’anticipe pas de divergence dans les attentes à l’égard du concert pour la période à venir : « Je ne pense pas que les envies des artistes ou celles du public pourraient changer. »
La diversification du public, en revanche, demeure un enjeu qui mobilisera plus encore l’attention des financeurs. À cela s’ajoutent, enfin, les préoccupations environnementales liées à une activité fort polluante : « Cette inconscience, qui était déjà un sujet, devient une question centrale », affirme Cédric Tiberghien, qui songe à « redévelopper des connexions sur le territoire français pour voyager de manière plus raisonnable ». Olivier Mantei, pour sa part, est catégorique : « La solution n’est pas le repli sur soi-même, mais un déploiement autre, plus écoresponsable et sociétal. » Tout récemment lancée, l’association Arviva (Arts vivants, arts durables) s’inscrit dans cette dynamique, pour une coordination des acteurs du secteur en faveur de l’environnement au moyen d’un guide pour l’action, et de ressources mises à la disposition des adhérents.
Des ponts entre les arts
Davantage de lien entre les artistes, c’est également ce que défend le collectif Unisson. Karine Deshayes se félicite de ce nouveau lieu d’échanges entre les chanteurs, né pendant la période du confinement : « C’est un espace de discussion ouvert, des débutants aux plus confirmés, dont 80 % sont intermittents. » L’occasion de penser à une évolution du statut de musicien : « Nous pourrions réfléchir à un retour des troupes ! Ce système est très sécurisant pour de jeunes chanteurs qui débutent. »
Pour autant, une telle organisation, difficile à établir, demanderait des investissements qui ne seront sans doute pas dans l’air du temps pour les années à venir. En attendant, une interaction renforcée entre les arts pourrait être l’une des réponses à apporter aux nombreuses préoccupations financières et de diversité qui vont en se multipliant. Chez Outhere, Didier Martin s’en félicite : « Les artistes ont pris le temps de lancer des passerelles et d’échanger pour faire travailler les arts ensemble. Cette période est une belle occasion de tisser des liens différents ! »