10 novembre 2022

Demi-finale

Après trois jours d’éliminatoires, dix candidats se sont qualifiés pour la demi-finale. Le critère d’un récital libre, ayant pour seul morceau imposé le redoutable 16e prélude de Chopin, promet de mettre en valeur les personnalités distinctes des candidats qui ont chacun jusqu’à 45 minutes pour séduire le jury et le public. Parmi les qualifiés, les pays asiatiques sont fortement représentés, sept pianistes venant de la Corée du Sud, de la Chine ou encore du Japon — ce qui ne surprend guère, le ratio étant similaire lors des éliminatoires. Autre observation : l’absence totale des femmes, déjà peu représentées aux épreuves précédentes.

L’Américain Michael Davidman, 25 ans, place haut la barre avec un programme axé sur le spectaculaire et l’atmosphérique, impressionnant le public avec une grisante 2e sonate de Bacri dont l’intensité est merveilleusement saisie. Son jeu ciselé et plein de fougue tend vers des extrêmes, s’avérant moins convaincant dans un Prélude de Franck plein d’affectation tandis que sa traversée efficace du Choral et de la Fugue manque de profondeur. Chopin, époustouflant et flamboyant, s’enchaîne avec la 2e sonate de Rachmaninov, laquelle fait la part belle du toucher explosif du pianiste qui saisit à bras-le-corps le romantisme aigu de l’œuvre, à la grande joie d’un public enthousiaste.

Seul Français en demi-finale, Paul Lecocq se montre déjà un artiste d’une grande maturité à tout juste 17 ans. Hélas, le stress prend le dessus, rendant son toucher hésitant dans les 32 variations de Beethoven bien que le discours fait preuve d’une admirable réflexion. Moins affirmé dans le 16e prélude de Chopin que ses confrères aînés, le pianiste défend toutefois une musicalité discrète dans les trois préludes qui suivent. Il va de même pour les Valses nobles et sentimentales de Ravel, livrées avec sensibilité mais trop retenues, tout comme El Corpus Christi en Sevilla d’Albeniz. Or, l’adolescent se distingue par la beauté de son toucher, l’un des rares pianistes qui savent « jouer piano et non pas forte », comme dirait Volodos.

La 1re sonate du compositeur australien Carl Vine inaugure le programme surprenant de Yiming Guo, le pianiste chinois de 20 ans associant cette œuvre virtuose mais peu jouée à la confidentielle In the Mists de Janáček et au deuxième livre des Variations de Paganini de Brahms. La clarté de son toucher fait scintiller des couleurs nacrées dans la sonate dont les contrastes de style et d’atmosphère sont superbement incarnés par ce pianiste qui signe sans doute une des meilleures interprétations de l’œuvre. Véritable coloriste, il livre un Janáček envoûtant et brumeux et une traversée symphonique des Brahms/Paganini, la musique toujours au premier plan, sculptée avec intelligence et intégrité. Un 16e de Chopin rappelant Pollini affirme l’éloquence de ce jeune pianiste qui abolit les stéréotypes.

Belle révélation du concours, Valère Burnon tient le public captivé par la poésie de son discours, livrant une inoubliable interprétation du Nocturne op. 27 no. 2 de Chopin revêtu de lumière subjuguante. Le jeune Belge de 24 ans tisse un arc narratif qui mène d’un 16e prélude frémissant, joué avec peu de pédale, à L’Escalier du diable de Ligeti, récit sous haute tension. Page dans laquelle il dévoile un autre visage, lequel ne se dérobe pas devant la brutalité de l’œuvre. Vient la pièce maîtresse de son programme, la Sonate de Liszt dont les octaves liminaires ponctuent le silence de la Salle Cortot. Le pianiste, muni d’une imagination d’un conteur, déploie un sens du phrasé où règnent lyrisme et noblesse ainsi qu’une hauteur de vue qui laisse briller l’inventivité de son jeu sans prétention.

Le Japonais Masaya Kamei, 20 ans, peint une fresque enivrante dans un Gaspard de la nuit qui brûle à feu lent, dévoilant un discours qui fascine par sa noirceur. Son jeu révèle des surprises sans recourir à des effets de manche, l’objectivité d’un Gibet mis à distance mettant en relief les sommets bouleversants d’Ondine jusqu’à s’émanciper entièrement dans un Scarbo débordant d’ivresse et de couleur, tour de force fulgurant récompensé par des applaudissements spontanés du public. Le 16e de Chopin prolonge cette intensité, quoiqu’un peu à l’ombre de son Gaspard immense, suivi par un « Haiku » électrisant du compositeur japonais Hosokawa. Parcours sans faute dans les Réminiscences de Norma de Liszt dont le jeu noble du pianiste transforme les tournures mélodramatiques de l’œuvre en roman dantesque. Ne voit-on pas déjà dessiner la silhouette d’un prochain premier prix ?

Difficile de suivre après le tonnerre d’applaudissements couvrant le précédent candidat, mais Heeseong Noh, Sud-Coréen de 24 ans, fait preuve d’une grande subtilité dans une 2e sonate de Scriabine emplie de sobriété et lyrisme. Un jeu pudique qui, hélas, n’emporte pas et se fragilise dès l’énoncé du 16e prélude de Chopin. Seul demi-finaliste à programmer une sonate de Beethoven, il apporte une limpidité et délicatesse à l’imposant op. 111 sans parvenir à saisir la tension du premier mouvement ni la profonde spiritualité du dernier, luttant face à la richesse orchestrale de la partition.

Venant aussi de la Corée du Sud, Youl Sun s’est distingué lors des éliminatoires par la polyvalence et le classicisme de son jeu. Son programme, s’étendant sur trois époques, commence par deux pièces de Rameau, le pianiste de 22 ans renonçant à une mélancolie facile pour distiller l’intériorité de l’Enharmonique, son jeu devenant plus chaleureux dans l’exquise Égyptienne. Une élégance parcourt aussi la sonate en fa majeur de Haydn, choix courageux dans une demi-finale dominée par le répertoire romantique et qui risque de faire obstacle, le discours du pianiste restant sobre et sans surprise. Un Chopin livré avec une rare économie, ce qui va de même pour Petrouchka, aux timbres cristallins, interprétation brillante et intègre sans pour autant faire sensation.

La réflexion et la maturité des demi-finalistes, tous entre 17 et 25 ans, impressionnent, tout comme le Bach de Kotaro Shigemori, interprété avec dignité. Or, face au niveau exceptionnel de ses concurrents, le japonais de 22 ans ne parvient pas à convaincre totalement, faute d’un toucher trop restreint qui reste fidèle à la partition des 13e, 16e et 17e préludes de Chopin, sans apporter une dimension de plus. Toutefois, il faut souligner ses lectures fougueuses du 16e prélude et de Scarbo, formidablement maîtrisés. Son programme, construit autour des pièces et extraits courts, empêche le candidat de créer un véritable univers, son interprétation culminante et spectaculaire de l’Ouverture de Tannhäuser souffrant aussi de cette approche morcelée.

Le Chinois Wei Zijian, venant tout droit du Concours de Genève où il remportait le 3e prix ex æquo il y a exactement une semaine, ne laisse guère deviner l’intensité de son parcours. Il se lance d’entrée de jeu dans le 16e prélude de Chopin, virtuose tout en soulignant un toucher très détaillé, lequel décortique les envolées fantaisistes de la 5e sonate de Scriabine avec précision et efficacité. Une interprétation puissante dont la verticalité est mieux adaptée aux Excursions de Barber dont la pulsion rythmique et les sonorités modernes sont mises en valeur par la clarté du jeu. Si quelques maniérismes émaillent la Valse de Ravel, le pianiste de 24 ans fait de cette œuvre un tableau aux couleurs vives, déployant une palette riche et virtuose dans ce véritable tourbillon qui fait mouche.

À 16 ans, il remportait le Concours Paderewski. Six ans plus tard, Hyuk Lee, finaliste de la dernière édition du prestigieux Concours Chopin, se fait remarquer sur la scène du Long-Thibaud, apportant sa marque de virtuosité à un programme Chopin-Moussorgski. Un nocturne du premier, suivi par le fameux 16e prélude, entendu pour la 10e et dernière fois, confirme les grandes qualités techniques de ce jeune Sud-coréen de 22 ans qui pourtant n’a pas la profondeur de toucher que détiennent déjà certains de ses confrères. Cela dit, les Tableaux d’une exposition de Moussorgski se révèlent être un choix judicieux, la succession de mouvements imagés mettant en valeur le jeu explosif et orchestral du candidat. Sans être complètement à l’abri des gestes superflus, le pianiste livre un tour de force époustouflant, clôturant la soirée avec panache et résumant le très grand niveau de cette présente édition.

Rendez-vous ce dimanche 13 novembre, au Théâtre du Châtelet, où les finalistes disputeront le premier prix aux côtés de l’orchestre symphonique de la Garde Républicaine, dirigé par François Boulanger.

Résultat de la demi-finale

Sur les 10 demi-finalistes, sont admis en finale :

Kotaro Shigemori

Yiming Guo

Michael Davidman

Hyuk Lee

Masaya Kamei

Heesong Noh