Chacun permet le portrait en creux de l’autre. Ces deux géants si dissemblables, créateurs, ensemble, du piano moderne, font l’objet du dernier essai de Jean-Yves Clément dont voici un extrait.
Racines
Citadin, [Liszt] le deviendra aussi, mais toujours en attente, sur le départ, en voyage, Napoléon ou Rimbaud de l’ivoire selon les temps et la conquête, sans la même nostalgie que Chopin – ce sentiment de la patrie – ni ce goût du refuge qui toujours tentera son ami, si peu naturellement voyageur. Liszt est l’homme de tous les tumultes, jamais en place, menant une existence de vagabond génial, incurable bohémien – de ce peuple élu sur lequel il écrivit un livre majeur et méconnu. Toutefois, il y a chez lui très tôt un éloignement des origines comparable à celui aperçu chez Chopin. Mais si cet éloignement constitue pour ce dernier une nourriture essentielle, chez Liszt, il s’agit simplement du signe d’un départ.

Liszt naît dans un milieu plus modeste que celui de Chopin, un environnement paysan, certainement moins ouvert d’esprit. Il l’écrivait dans la notice qu’il faisait diffuser, en génial propagandiste de lui-même, lors de ses concerts : « Sa famille, noble d’origine, était tombée, par une longue suite de vicissitudes, dans une condition fort humble. » Si Nicolas Chopin, fervent lecteur de Voltaire, a été élevé dans l’esprit des Lumières, Adam Liszt fut une sorte de vassal du prince Esterházy. Avant la naissance de son fils, il était violoncelliste dans l’orchestre du prince à Eisenstadt, puis intendant de l’un de ses domaines.
De fait, le rapport de Liszt à l’aristocratie – et plus généralement à la société de son temps et à ses salons – n’est pas naturel comme chez Chopin. Il souffre de son extraction modeste et des moments difficiles de son enfance : « N’étant personne, il faut que je devienne quelqu’un », confessera-t-il à Marie d’Agoult en 1843. Ajoutons son éducation insuffisante, pour le moins lacunaire, dont il a parfaitement conscience : il n’a de cesse de tenter de la compenser, principalement par une boulimie de connaissances de tout type, à la fois intellectuelle et musicale.
Liszt développera sans nul doute un fort complexe d’infériorité (relevé par George Sand comme par Marie d’Agoult, ces dames n’hésitant pas à l’appeler « le crétin ») et un besoin de reconnaissance et d’amour persistant. Avaler le monde – et le monde de la musique avec lui – ne suffira jamais à Liszt, quand bien même son piano le comprendra tout entier. C’est du moins ce qui l’alimentera jusqu’à son changement de vie en 1847, quand il décidera de mettre un terme à sa vie de concertiste ; alors, l’irruption d’une autre musique, non plus cantonnée au piano, attestera que ce manque est dépassé.
Chopin ne connut pas cette blessure d’orgueil originelle ni cet amour-là dont il n’aurait eu de toute façon nul besoin. Peut-être même fut-il, à l’inverse, trop protégé enfant, ce qui expliquerait, plus tard dans l’exil, un autre type de manque – maternel celui-ci, lui faisant associer sa patrie à sa mère. Au-delà de tous les clichés, la présence de George Sand sera, en ce sens-là, providentielle. […]
La Hongrie, ou la patrie réinventée
« Devenir noble signifie beaucoup plus que d’être noble de naissance », a écrit Liszt. Sa mère, Anna Lager, naît à Krems sur les bords du Danube autrichien ; elle est femme de chambre à Vienne quand Adam Liszt la rencontre. Orpheline, issue d’une lignée de paysans de langue allemande, son enfance difficile lui donne des qualités de cœur qu’elle gardera. Nul doute que c’est auprès d’elle, très pieuse aussi, que Liszt connaît ses premières « extases mystiques », à l’écoute de tel ou tel chant d’église. Extases qui le marqueront et affermiront chez lui une sorte de socle religieux dont il ne s’affranchira jamais. Bien au contraire, dans son testament de 1860, il affirme que « la folie de la Croix » était là sa « vocation véritable ».
À la différence de Chopin, Liszt est fils unique, ce qui favorisera peut-être l’individualité farouche de celui qui inventera le très autonome récital, ainsi que ce répertoire immense pour piano seul tel qu’on n’en avait jamais conçu jusque-là. Avec un frère ou une sœur et l’apprentissage du partage de la musique, comme ce fut le cas chez Chopin avec sa sœur Ludwika, peut-être aurions-nous eu tout un pan nouveau dans la musique de Liszt, des explorations inédites telle que la musique de chambre. On trouve certes quelques pages (faibles) pour violon et des merveilles isolées et désolées (Romance oubliée, Élégies, etc.) confiées au violoncelle au terme de sa vie – il est possible que Chopin et sa formidable Sonate pour piano et violoncelle, op. 65, aux couleurs si particulières et prophétiques, et datant de la fin de sa propre vie, l’aient influencé dans le choix de l’instrument. Exception notable, l’étonnant et vaste Duo-sonate pour violon et piano en forme de variations sur des thèmes de Mazurkas de Chopin, qu’il ébauche sans doute en 1832, à la suite de sa rencontre avec lui. Ces variations, si elles apparaissent un peu « abracadabrantesques » et paganiniennes, témoignent, par leur ampleur, leur énergie et leur ambition, de l’impact du compositeur polonais sur le Hongrois. Il les achèvera après la mort de son ami.
À la différence encore de Chopin, on note chez Liszt peu de rapport direct entre la mère et la patrie, aucune identification. Si la mère de Frédéric fut toujours, comme la Pologne, « l’aimée absente », celle de Franz rejoindra le musicien à Paris à la mort d’Adam Liszt, en 1827, et vivra en France jusqu’à sa propre mort en 1866. Pour Liszt, donc, il n’y eut aucun « abandon ». Lui qui reviendra à plusieurs reprises en Hongrie ne parviendra pourtant jamais à parler le hongrois : sa patrie culturelle est spirituellement l’Allemagne, intellectuellement la France. Même s’il considère sans ambiguïté la Hongrie comme « [son] pays », au point, dit-il, de « rester de ma naissance à la tombe, magyar de cœur et d’esprit », et qu’il fait des dons à l’attention de plusieurs causes nationales, rien d’aussi « patriotique » chez lui : son cosmopolitisme le rend nécessairement très éloigné de la « polonité » viscérale de Chopin. La vraie patrie de Liszt, c’est l’humanité… Ses Rhapsodies hongroises n’ont pas la même fonction que les Polonaises de Chopin, elles ne revendiquent rien et ne nous parlent d’aucune blessure, politique ou personnelle. Certes, elles affirment hautement et joyeusement l’identité tzigane qui, pour Liszt, appartient bien à la Hongrie. Dans son livre Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, écrit comme une « préface » à ses Rhapsodies hongroises, il déclare même, en un retournement étonnant, que « cette musique est inventée, improvisée par les Tziganes, mais [que] seule l’âme de la Hongrie a pu la leur inspirer ». Pour autant, et même si c’est de façon plus estompée dans les dernières, plus sombres, les Rhapsodies expriment avant tout la joie improvisée, toute bohémienne, de vivre et de ressentir la musique et la vie sans arrière–pensées, pour elles-mêmes, idée qui n’aurait jamais pu suffire à Chopin, du moins une fois exilé. Le disciple et ancien élève de Liszt, Wilhelm von Lenz, disait de ce dernier : « Il jouait la Pologne, il mettait en musique la Pologne ! » – Chopin, pianiste politique ! Pendant longtemps, Liszt ne le fut guère, même marqué par la révolution, et l’Europe se moquera du sabre que lui remettra la Hongrie.
Vient de paraître
Chopin et Liszt, la Magnificence des contraires,
Jean-Yves Clément,
Éditions Premières Loges,
180 p., 18 €.