Le nouvel album « Eden » de la mezzo-soprano Joyce DiDonato nous invite avec lyrisme et sensualité dans les jardins d’un paradis retrouvé. Retour aux sources avec un programme éclectique.
À près de vingt-cinq ans de carrière, sans abandonner pour autant la scène, Joyce DiDonato pratique toujours le récital à la perfection. Mais elle ne se contente plus de programmes démontrant sa seule virtuosité et son tempérament de grande mezzo. C’est intellectuellement qu’elle se construit désormais ces moments engageant la musique qu’elle pratique avec un éclectisme goulu, en la plaçant au miroir de notre époque agitée et de ses enjeux. Après le très prégnant « In War & Peace » (Erato, 2016, CHOC, Classica n° 188) qui fut l’occasion de sa rencontre avec Maxim Emelyanychev – et qui retrouve toute son actualité quand à l’Est, la guerre s’impose à nouveau – voici « Eden » : un regret, celui du paradis perdu, une espérance en un monde où Mère Nature redeviendrait la réponse à nos égarements collectifs, « une invitation, à renouer avec nos racines ».
Unité d’esprit et de ton
De fait, un sentiment d’émerveillement naît dans ce parcours qui couvre quatre siècles de musique, de l’opus 5 de Biagio Marini datant de 1622 à la commande à la compositrice britannique Rachel Portman. Éclectisme musical assurément, mais géré avec un art profond de l’unité d’esprit et de ton, dont l’entente avec Il Pomo d’oro, qui s’adapte avec souplesse à la petite forme comme à l’ambitus wagnérien et mahlérien – qu’on lui sent moins naturel –, contribue à la cohérence du propos.

Et si Joyce DiDonato reprenant Gene Scheer dit qu’elle « n’est remplie que de questions », ses réponses éloquentes nous entraînent de la nature vierge à sa quasi-destruction. La modernité ouvre le parcours, comme une création du monde, avec The Unanswered Question de Charles Ives, centenaire certes, mais incluant ici la voix, magnifiquement instrumentale, puis avec The First Morning of the World de Portman, minimaliste, sans excès, très new age, toutes voiles gonflées d’un lyrisme délicieusement américain, pour évoquer l’état de bonheur originel, détaillé aussi par Mahler et ses sonorités à la sensualité d’un parfum plus qu’entêtant (« Ich atmet’ einen linden Duft », Des Rückert-Lieder), posées avec une jeunesse de timbre confondante.
Monter au créneau
Leur répond l’innocence bondissante de Marini, où la fraîcheur enjouée de la voix invite délicieusement à la joie de vivre. En sautant les siècles, Myslivecek met en scène un tout autre ambitus stylistique, qui permet à la mezzo de monter au créneau d’une vaillance intacte, dominant les cordes de tout son éclat, en écho aux indispensables cuivres baroques, quand Copland et son Nature, the Gentlest Mother, sur un texte d’Emily Dickinson, permettent aux bois délurés de faire bouquet autour de la voix, apaisée, mais irradiante. Une merveille.
Retour aux délices du xviie siècle avec Valentini, pour le court entracte d’une Sonata enharmonica plus grand siècle, qui introduit la tristesse avec « Piante ombrose » de La Calisto de Cavalli, pour dire les méfaits de l’homme, de cette guerre qu’il aime tant pratiquer, comme la fureur des Spectres et Furies d’Orfeo ed Euridice de Gluck, emportées par la battue d’Emelyanychev, quand le « Misera, dove son ! » de son Ezio dit le désarroi des survivants du désastre par la voix d’une Joyce, martiale presque, mais défaite, puis avec l’aria, décidée, somptueuse.
Baume d’espoir
L’Irène de Theodora, que la mezzo a pratiquée tout l’hiver, répand aussitôt, avec « As With Rosy Steps », le baume de l’espoir en un univers meilleur, avec ce pouvoir d’empathie, d’émotion d’une lumière dans la voix qui évoque l’immense Lorraine Hunt. Il est temps alors de se « retirer du monde », selon, à nouveau, Rückert et Mahler, sans abandonner ces Schmerzen qui chantent l’amour perdu, mais irrésistiblement présent, dans l’ivresse romantique des Wesendonck-Lieder de Wagner, avant que le calme ne s’impose, au jardin de cette Nature heureuse que célèbre Haendel dans son « Ombra mai fu » de Serse.
Ruptures ou renvois, sauts temporels ou harmonies sonores, tout ici, choix des textes compris, fait sens et bonheur. La complicité évidente du chef et de la soliste, impériale au point d’user avec subtilité d’un vibrato un peu élargi désormais, comme d’un timbre un peu moins éclatant parfois, n’y est pas pour rien.
En temps de guerre, serait-ce là un moyen, un rien dérisoire certes, mais si inspirant, de garder l’espoir.