Première apparition à Salzbourg du Triptyque de Puccini, sous la baguette de Franz Welser-Möst, et dans une production de Christoph Loy, qui consacrent une fois de plus l’étoile d’une des éblouissantes vedettes féminines du festival, Asmik Grigorian.
L’usage, consacré depuis la création de l’ensemble du Trittico à New York, en décembre 1918, veut que l’on joue, quand on ne le démembre pas au profit d’associations avec d’autres opéras en un acte d’autres compositeurs (Paillasse, pour le vérisme du Tabarro, L’heure espagnole pour la gaîté de Gianni Schicchi), les trois opéras qui le constituent avec Il Tabarro en premier, Suor Angelica ensuite, pour conclure avec Gianni Schicchi soit les deux drames, puis la pièce joyeuse.
A Salzbourg, l‘ordre est bouleversé : la pièce comique ouvre la soirée, suivie des deux tragédies, reprenant la tradition des Dionysies d’Athènes, voici vingt-cinq siècles… C’est que l’ensemble est monté autour de la personnalité d’Asmik Grigorian, qui interprète les trois rôles féminins, et on applaudira l’idée tant elle aura permis une progression dans l’intense ! On applaudit moins celle de monter cela au Grosses Festspeilhaus, avec son plateau trop vaste pour ces miniatures. Christof Loy s’y installe généreusement, avec son habituelle boite rectangulaire claire et nue, signée ici Étienne Pluss. Pour Schicchi, un grand lit sur son podium central, entouré de deux candélabres dorés, un rang de chaises pour la famille côté cour, et la douce lumière florentine provenant d’une haute fenêtre à jardin, suffisent, avec une grande porte pour les entrées et sorties. Pour Il Tabarro, c’est toute la péniche de Michele qui remplit l’espace à droite, le reste, avec porte ouverte vers l’ombre, et un pan oblique à gauche, devient un quai encombré de meubles, canapé, tapis, comme si le couple venait d’y débarquer son mobilier, tandis qu’un grand escalier de métal permet de remonter vers la ville. Pour Suor Angelica enfin, on retrouve la disposition première, avec les tables de travail des nonnes, la fenêtre côté jardin, haute cette fois et la porte qui s’ouvre vers la lumière d’un couloir du couvent.


Prouesse, Loy réussit à chaque fois à remplir l’espace d’un jeu d’acteurs parfaitement maîtrisé, aussi bien avec la verve de la machine théâtrale irrésistiblement bien huilée qu’appelle le bijou Schicchi, qu’avec la tension montante du conflit du couple de Tabarro entre passants issus de la partition et danseurs noctambules comme cet homme qui exécute des figures étranges en attente de quelque rencontre qui ne viendra pas). Mais il oublie un peu la misère de tout ce petit peuple. Quant à la vie pseudo-sereine du couvent que va venir bousculer bientôt la Zia Principessa, elle semble un peu trop éloignée de la contemplation.
Mais la progression dramatique fonctionne parfaitement, sans mise en abîme, sans relecture outrée, sans même téléphone portable obligé… même si l’époque est contemporaine. Qu’on est loin du Regietheater qui règne encore à Bayreuth, mais n’a pas les faveurs de Markus Hinterhauser, et semble les avoir définitivement perdues aussi à Munich depuis l’arrivée de Serge Dorny. Alors, on s’installe dans une forme de plaisir simple, qui consiste à profiter sans trop s’interroger. Le support, l’Orchestre philharmonique de Vienne, y participe fortement, sous la baguette sensible de Franz Welser-Möst, qui caresse les phrases de Puccini avec un vrai sens du théâtre, un amour de leur charme atmosphérique (le début du Tabarro) sinon, pour la comédie, un vrai sens du sourire amusé, laissé aux chanteurs, qui se font un plaisir de nous l’offrir, parfois jusqu’au rire.
En tête, le formidable Misha Kiria, un géorgien courant déjà l’Italie avec Falstaff, Melitone ou Bartolo. Personnage ample, en verve, vis comica comme il convient, et chant imposant, etstylé ! Grigorian, sans démériter en rien, n’est plus à sa place en Lauretta, trop gentille, trop simplement soprano lyrique, pour elle : elle y paraît presque corsetée, et pas vraiment délectable dans son air. Son Rinuccio, Alexey Neklyudov, est lui sans lumière et sans grand impact. Les trognes de la famille sont au contraire parfaites, du brave Simone de Scott Wilde à la Zita vieille peste d’Enkelejda Shkosa. Dans Tabarro, où l’on retrouve ces petites figures, Wilde en Talpa, Skhosa en Frugola, qu’on reverra encore en sœur zélatrice, Dean Power passant de Gherardo au vendeur de chansonnettes, Roman Burdenko impose un très bon Michele, tourmenté, sonore, et surtout soignant la ligne de chant, tandis que Joshua Guerrero campe un Luigi vocalement emporté et séduisant. Mais c’est Grigorian qui vole la vedette à tous : la splendeur et la plénitude de la voix, le timbre magnifique, fruité, débordant de couleurs, l’homogénéité du chant, et la présence d’une femme dévastée, incertaine, profondément insatisfaite font tout.
Un tout qui n’est rien face à la culmination de Suor Angelica, qu’on a trop souvent tort de proposer à de jolies voix tendres, alors qu’il faut un très grand soprano lyrique. Ici, après des manières simples et dociles, ce sera soudain un volcan qui entrera en éruption. Le déclencheur, c’est Karita Mattila qui n’a pourtant plus guère de voix pour le rôle, grave inexistant, médium éteint, aigu encore impérieux, sinon impérial, et n’en compose pas moins une Principessa longiligne fabuleuse d’impact : chien d’une vamp habituée à ce que tout plie devant sa volonté inflexible, gestionnaire cynique autant que consciente d’un héritage moral insupportable, elle va réveiller la colère retenue de sa nièce, qui lui explose à la face avec une violence inouïe. Confrontation d’un instant, urgente, bousculée, la cadette faisant fuir l’aînée interdite sous les coups de son dossier signé, rencontre de deux grandes, comme on les aime à l’opéra, dont l’impact ne retombera pas avec le suicide, tant Grigorian sait alors installer l’émotion dans la somptuosité de son chant et le captivant de son jeu. « Senza Mamma », céleste, le clame haut et délicatement. Et si l‘apparition du gamin est réussie, ce hors toute autre bondieuserie, c’est parce que c’est l’âme de la sœur qui se donne, et non le Ciel qui s’ouvre. Ici la princesse Angelica n’est plus victime, elle règne de toute sa transcendante humanité, et on pleure. Et on applaudit Puccini.
Salzbourg, Grosses Festspielhaus, le 18 août.