En musicien de l’Esprit, le Suisse natif du Havre s’apparente à l’ouvrier travaillant humblement dans l’ombre de sa construction qui le dépasse. Arthur Honegger possède également l’audace des architectes, prompts à se renouveler, réinventant sans relâche, avec justesse, sincérité et authenticité.

Arthur Honegger, le bâtisseur de cathédrales

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Instruits par l’exemple du poème claudélien qui, à rebours de la chronologie, fixe au seuil de Jeanne d’Arc au bûcher l’instant primordial où s’accordent les destinées terrestres et spirituelles de la Pucelle, tentons de cueillir un moment significatif de la vie d’Arthur Honegger. Prenons par exemple l’année 1921, celle d’Horace victorieux et du Roi David. Ce fut également par ailleurs celle de la mort de ses parents. Des partitions particulièrement emblématiques de son génie. Néanmoins, le succès international de la seconde a éclipsé l’âpreté sans concession de la première.

S’y conjuguent les qualités unanimement reconnues de leur auteur. On retrouve en effet celles d’un musicien moderne. En effet,  son langage (harmonique, rythmique) passait aux oreilles de ses contemporains pour ce qu’il y avait de plus aventureux dans la musique « française » de la première moitié du XXe siècle. Néanmoins il avait aussi les qualités d’un musicien populaire. Honegger avait une expression franche et spontanée.  Il est ainsi parvenu à toucher un large public sans jamais abdiquer les valeurs de son métier. Il était d’une solidité à toute épreuve. Un exploit salué par Jean Cocteau dans son oraison funèbre. Il déclarera alors : « Tu joignais à la science d’un architecte du Moyen Âge la simplicité d’un humble ouvrier des cathédrales. »

La postérité allait rebattre les cartes… d’une manière plus univoque. En effet, l’auteur de Pacific 231, emblème du futurisme propre aux années 1920, fut particulièrement choyé par les anti-bouléziens… Qu’ils aient nom Marcel Landowski, Ernest Ansermet ou Bernard Gavoty. Il est vrai qu’après avoir accompagné avec bienveillance les premiers pas de Pierre Boulez – à qui Andrée Vaurabourg, son épouse, donna des cours de contrepoint –, Honegger se montra extrêmement réservé sur le courant post-wébernien. Il déclarait d’ailleurs : « Les dodécaphonistes me font l’effet de forçats, qui, ayant rompu leurs chaînes, s’attacheraient volontairement aux pieds des boulets de cent kilos pour courir plus vite. » Sa popularité ne fit que décroître. Elle se limite d’ailleurs aujourd’hui pour l’essentiel au Roi David, à Jeanne d’Arc au bûcher et Pacific 231… Une bien maigre moisson eu égard aux quelque deux cents numéros d’opus de son catalogue !

Honegger était un compositeur suisse. Né en France, il était parisien d’adoption. Il s’était alors assuré l’amitié de personnalités aussi dissemblables que Cocteau, Claudel, Milhaud ou Valéry. Il  ne monnaya jamais son admiration pour les grands noms de la musique germanique (Bach, Beethoven, Wagner). Honegger tenait par ailleurs Satie en mésestime (« Je n’ai pas le culte de la foire ni du music-hall »). Il s’inscrivit, de fait, en marge du fameux groupe des Six. Mais sa droiture et sa créativité lui ont garanti l’estime de tous, à commencer par celle de ses cinq camarades.

Le plus français des Suisses

Son père est de vieille souche zurichoise. Il est importateur de café.  Arthur passe toute son enfance au Havre, sa ville natale. Son tempérament le porte très tôt vers la musique, le sport et la mer. Ce le brassage alors sans cesse renouvelé d’éléments divers est en soi une leçon de composition. De son origine alémanique, il reçoit l’empreinte d’une tradition protestante. De son commerce avec la Bible naîtront Le Roi David et Judith.

Mais la révélation décisive a pour nom Jean-Sébastien Bach. Il a alors 15 ans lorsqu’André Caplet dirige deux de ses cantates au temple protestant. Il tourne alors le dos à la carrière paternelle de marchand. Honegger s’inscrit, à la faveur des séjours familiaux, au Conservatoire de Zurich. Il y étudie le violon – son principal instrument – et l’harmonie. Il est ensuite admis au Conservatoire de Paris. Ses parents décideront ensuite de quitter Le Havre pour s’installer définitivement en Suisse. L’adolescent élit alors domicile dans la capitale française. Il s’s’installe plus précisément en ce Montmartre qu’il ne voudra plus quitter. Les meilleurs maîtres veillent sur sa formation. Il y aura alors Caplet justement (violon), Widor (composition), d’Indy (direction d’orchestre) et Gédalge (contrepoint et fugue), dans la classe duquel il fait la connaissance de Darius Milhaud. Ce dernier sera l’ami de toute une vie.

Contrairement à ce dernier, contempteur invétéré de Wagner et Brahms, Honegger se veut l’héritier d’une dualité féconde entre la solidité germanique et la souplesse latine. Il est des signes qui ne trompent pas. En effet, en dédiant son Quatuor n°1 (deux autres suivront) à Florent Schmitt, le jeune musicien entend prendre ses distances avec l’impressionnisme. Il assume alors une certaine opulence expressionniste.

Touché par le geste et par la pièce, Schmitt s’entremet pour faire éditer la partition du Dit des jeux du monde, conçue en tant qu’accompagnement au poème de Paul Métral. Sa création en 1918 au Vieux-Colombier fait d’ailleurs scandale. Albert Roussel prend sa plume pour le défendre. Henri Collet lui, pour signer un article au titre appelé à faire fortune, « Les cinq Russes et les six Français ». Au vrai, Honegger avait peu en commun avec l’esthétique prônée par Le Coq et l’Arlequin sous la bannière de laquelle on a voulu trop hâtivement le placer.

Le règne d’Arthur

Le groupe des Six ? Une amicale d’anciens étudiants du Conservatoire, pas davantage. Le prétexte par ailleurs pour composer à douze mains la musique des Mariés de la tour Eiffel d’après des poèmes de Cocteau, l’impayable homme-orchestre du Tout-Paris. Les années 1920 et 1921 sont particulièrement fécondes en pièces de musique de chambre. À quoi s’ajoute la célèbre Pastorale d’été, tendre évocation lyrique des Alpes bernoises dont l’insouciance, plutôt rare chez Honegger (« Je n’ai jamais refusé d’écrire de la musique gaie [témoin, l’opérette Le Roi Pausole, ndlr] mais j’ai toujours été porté vers la musique austère et grave »), préfigure la Quatrième Symphonie.

Il rencontre ensuite Blaise Cendrars. Lui aussi est d’origine suisse – mais Neuchâtelois. Né de cette rencontre le cycle Pâques à New York. Celui-ci constitue, selon Harry Halbreich, « un miracle unique de musique de chambre avec voix ». Il est alors situer entre Il Tramonto de Respighi et le Notturno de Schoeck. Honegger tenait Horace victorieux pour l’une de ses partitions les plus originales et réussies. Œuvre complexe, d’un chromatisme presque constant, dont les polarités tonales comme la haute maîtrise formelle suppléent à toute désagrégation. On peine à croire qu’Horace naquît la même année que Le Roi David, qui fit presque autant pour sa renommée que tous ses autres opus réunis. Honegger a alors 29 ans : c’est, à quelques mois près, l’âge qu’avait Mascagni quand, porté au triomphe par le succès de Cavalleria, il s’exclama : « J’ai été couronné avant d’être roi ! »

De fait, le compositeur n’a pas tout à fait trouvé son ton dans ce drame biblique. Celui-ci avait été écrit en collaboration avec René Morax pour le théâtre populaire du Jorat, au fin fond de la campagne suisse. Qu’importe, l’articulation accomplie des influences alémaniques, protestantes et de Bach (son « grand modèle ») fait mouche auprès du public ; et consacre le « Roi Arthur ». Le choral final, ponctué par des « Alléluia » jaillissants qui lui donnent un prolongement indéfini, renouvelle le miracle du Messie. C’est peu après la création parisienne que Honegger riposte à un Cocteau fustigeant son adhésion à un passé agonisant : « Il me paraît indispensable, pour aller de l’avant, d’être solidement rattaché à ce qui nous précède. Il ne faut pas rompre le lien de la tradition musicale. Une branche séparée du tronc meurt vite. »

Pacific 231 sera à la trilogie des mouvements symphoniques ce que Le Roi David est aux oratorios. Il sera alors l’arbre qui cache la forêt. À telle enseigne que, ulcéré par les innombrables clichés le montrant en adoration devant les locomotives, Honegger préférera écarter d’un revers de main l’impression décisive de force et de vitesse dégagée par les monstrueuses machines du type Pacific 231. Il décidera alors de réduire la partition à ses composants essentiels, à savoir « une sorte de grand choral varié, sillonné de contrepoints à la manière de Jean-Sébastien Bach ».

Tout aussi magistral, Rugby frappe par son organisation rythmique. Son énergie incoercible est aussi à mettre en exergue, d’autant plus remarquables que l’orchestration fait l’économie de percussions. Son esthétique symbolise la vitalité des Années folles. Au même titre d’ailleurs que les toiles de Fernand Léger, le mouvement surréaliste et le renouveau théâtral. À ce chapitre, Honegger apporte sa pierre à l’édifice avec Judith, drame biblique créé à Mézières, en Suisse, en 1925, puis Antigone, tragédie lyrique créée à Bruxelles en 1927.

Mélodie du mot et de l’image

Carl Orff, mettra en musique en 1949 l’intégralité du texte de Sophocle dans la traduction d’Hölderlin. Honegger, à la différence, bénéficie du livret épuré de Cocteau, sollicité au même moment par Stravinsky pour Œdipus rex. Une vocalité particulière (syllabisme, tessitures moyennes, accent tonique). Une vocalité à laquelle il restera fidèle, s’y fait jour : « Remplacer le récitatif par une écriture vocale mélodique ne consistant pas en tenues sur les notes élevées […] mais au contraire en cherchant une ligne mélodique créée par le mot lui-même, par sa plastique propre, destinée à en accentuer les contours et en augmenter le relief. »

Mais Antigone est de nouveau boudé par le public. Cela pousse Honegger à prendre la baguette pour diriger ses œuvres symphoniques à Paris. Au cours de ses voyages, son épouse Andrée Vaurabourg remporte un franc succès dans le Concertino pour piano qu’elle avait créé aux côtés de Serge Koussevitzky. Ce dernier passe commande de la Symphonie n°1. Il célèbre ainsi le cinquantenaire de l’Orchestre de Boston en 1931. La même année est représenté à l’Opéra de Paris un mélodrame sur un poème de Paul Valéry. Le compositeur tirera le triptyque Prélude, Fugue, Postlude. Ce mélodrame se jouera par ailleurs avec Ida Rubinstein dans le rôle d’Amphion.

Ses plus grandes réussites dans le domaine symphonique resteront toutefois ses Symphonies n°2 (1941) et n°3 (1946) – des symphonies de guerre. La N° 2, pour orchestre à cordes, fait ainsi intervenir la trompette ad libitum dans le finale en forme de choral ; l’annonce d’un temps meilleur ? Avant l’optimisme de la Symphonie n° 4 dite « Deliciæ basilienses », dédiée à l’ami Paul Sacher, la Symphonie n° 3 « Liturgique » veut « symboliser la réaction de l’homme moderne contre la marée de la barbarie ». Créée par Charles Munch, la Symphonie n°5 dite « Di tre re » doit son sous-titre aux trois notes de timbale que l’on entend à la fin de chacun des trois mouvements.

On notera au passage l’originalité des partitions orchestrales d’Honegger. On y trouve en effet la présence de saxophones et des ondes Martenot. Il est en effet l’un des premiers, avec Schoenberg et Prokofiev, à écrire en ut, c’est-à-dire sans les transpositions. Comme le Russe, sa discipline de travail lui permet de composer de la musique de film. Une source de revenus par ailleurs très appréciable. On en retiendra celles accompagnant le Napoléon d’Abel Gance et le Mermoz de Louis Cuny.

Pour la masse des auditeurs

La rencontre avec Claudel, à la fin des années 1930, constitue « l’une des plus grandes joies de [son] existence ». Nul mieux que l’oratorio Jeanne d’Arc au bûcher n’illustre sa volonté « d’être accessible à l’homme de la rue, tout en intéressant le musicien ». Œuvre d’art totale où le parler et le chanter se conjuguent à merveille. Jouant sur tous les registres expressifs (des truculents mouvements de foule à la transparente douceur d’un matin d’enfance), cette « cathédrale sonore » aura quelques mois plus tard sa « crypte » (Halbreich) avec La Danse des morts, plus proche de l’esprit d’une cantate sacrée, inspirée par les danses macabres de Hans Holbein.

La mort marque d’ailleurs de son empreinte le visage émacié de Honegger. Il est retiré dans son atelier du boulevard de Clichy entre un piano, le fameux râtelier aux cent pipes, une photographie du masque mortuaire de Beethoven et un grand crucifix. Honegger va alors livrer son testament musical avec la sublime Cantate de Noël. On y trouve un prodigieux tour de force contrapuntique, divers noëls européens selon le procédé cher à Bach du quodlibet. Un message de paix, qui tranche avec le pessimisme de L’Incantation aux fossiles.

Ce livre polémique est écrit au sortir de la guerre. Le maître s’y questionne sur la condition du musicien. Il se questionne également sur le manque de diversité des programmes de concerts et le « mandarinisme » en vogue dans la musique contemporaine. Lui sut en effet se montrer audacieux sans jamais adhérer à la doxa sérielle. « Mais la musique ne ment pas, observe Ernest Ansermet, et Honegger était ignorant, comme tout artiste authentique, des sources cachées de son action créatrice. »