Antoine Tamestit nous accueille en sa demeure idéale qui abrite un studio faisant écho à ses années d’études et à un rêve longtemps entretenu. L’espace propice au calme s’ouvre sur un carré de verdure favorable à l’inspiration.

De la baie vitrée au studio de musique

« Cette immense baie vitrée au fond du salon nous a décidés à l’achat de la maison. L’extérieur était recouvert de tôles, il y avait ici un garage qui s’effondrait, tandis que cette partie-là était un no man’s land où étaient rangées les poubelles. » La demeure d’Antoine Tamestit a « poussé petit à petit », depuis les années 1930 jusqu’à la semaine précédant notre visite, avec la finalisation du studio de musique que nous admirons ensemble à travers ladite vitre élue, dans le jardin au niveau inférieur.

Installés depuis maintenant sept ans à Rosny-sous-Bois, l’altiste et sa femme Eliette (chanteuse auprès des Éléments) savourent enfin l’achèvement de leur seconde motivation à quitter la capitale : l’envie d’offrir à leur pratique musicale un environnement dédié, associée à l’origine au souhait d’accueillir un deuxième enfant. Pour l’heure, Ella et Nino, 6 et 8 ans, sont encore à l’école ; les dessins accrochés aux murs et la tour Eiffel en carton-pâte les ramènent au milieu de nous.

Antoine Tamestit

Crédit photo : Eric Larrayadieu

Héritages culinaires et musicaux

Le bois tapissant le séjour évoque des ambiances de chalet montagnard, et la vue du jardin sous la neige participe de l’atmosphère chaleureuse en cette après-midi de février. Sur le bar de la cuisine, deux cakes au citron moulés dans des petits bonshommes de Noël enjoignent à la gourmandise. « D’habitude, c’est moi qui me charge de la pâtisserie », confie notre hôte qui nous propose les gâteaux préparés le matin même par Eliette. « J’ai une passion pour les grands pâtissiers ; je réussis particulièrement la tarte fine aux pommes de Conticini. » À notre curiosité, celui-ci répond avec malice : « Ce qui me plaît dans cette discipline?  Le sucre et le beurre, je crois ! » Tout droit venue de son enfance, la sensibilité culinaire du musicien répond à une culture familiale juive nord-africaine : « On y trouve des choses à tomber par terre ! »

Dans les valises du temps également, la musique est arrivée jusqu’à lui depuis un grand-père maternel très mélomane et amateur fervent des grands violonistes (Oïstrakh, Menuhin, Milstein, Heifetz…), et une grand-mère paternelle également portée sur le violon. « Elle n’était pas musicienne, mais elle a forcé ses enfants à commencer l’instrument. Sur les trois, deux sont devenus professionnels, dont mon père, violoniste et compositeur. »

L’intermédiaire idéal

Antoine lui-même a débuté avec le violon, manifestant d’ailleurs le souhait immédiat de s’emparer des suites de Bach, dont il écoutait avec fascination l’interprétation du premier Prélude par le violoncelliste Paul Tortelier. Alors que les aigus du violon gênaient son oreille, la position du violoncelle l’incommodait un peu… L’alto était ainsi  l’intermédiaire idéal, l’alchimie fut parfaite !

Dans un encadrement au mur qui accueillait une télévision du temps de l’ancienne propriétaire, un tableau de Raymond Moretti représentant Miles Davis fait par ailleurs écho à l’inspiration du jazz qui alimente ainsi l’univers du musicien. « Chez Miles Davis, c’est surtout l’intonation qui me passionne. Il se préoccupe de la justesse relative et naturelle, en employant très largement les tiers et les quarts de tons pour donner de la couleur au son. C’est tellement émouvant, dans le début de Round Midnight, ces quelques notes très basses et presque fausses qui nous font entrer dans un monde mystérieux, impalpable… ta-ta-ta-taaaaa ! » … et de conclure en riant : « Je ne sais pas chanter, heureusement que vous ne m’enregistrez pas ! »

Obsession de la justesse

Dans son disque Brahms tout juste paru, la question du tempérament a pris une importance majeure. Complètement « obsédé » depuis plusieurs années par la signification de la « justesse », l’altiste a demandé que le piano soit accordé à partir de la tonalité de chacune des sonates, en réglant la tierce par rapport à la tonique afin de lui donner une couleur singulière. « Nous avons été mal formés par le piano. Le tempérament égal me dérange de plus en plus, car il nie la justesse harmonique. » La passion du musicien confine à la synesthésie lorsque, dans sa perception, le sol majeur devient bleu, le do majeur jaune brillant, ou le do mineur violet très foncé…

Également attachée à la question instrumentale, la quête de justesse a conduit l’altiste et son partenaire, le pianiste Cédric Tiberghien, à enregistrer sur un Bechstein de 1899. « Les pianos historiques proposent des couleurs uniques pour chaque tessiture. On comprend beaucoup mieux le langage de Brahms dans ces conditions, les médiums chaleureux sont émis de manière large et ronde… ça a été un déclic pour nous ! »

La conversation musicale nous mène ainsi vers le studio, auquel nous accédons en empruntant un escalier descendant. En bas, l’entrée se fait par une cuisine prête à l’emploi : « Nous recevons souvent des élèves ou des partenaires de musique de chambre. Cet aménagement permet de passer la journée entière ici ; la salle de bains à côté nous offre la possibilité de transformer l’espace en habitation autonome. » Au mur, un plateau doré magnifiquement orné dévoile trois lettres gravées en son centre : RJT. Un cadeau de mariage offert aux grands-parents du musicien : Renée et Joe Tamestit… avec le « t » prononcé à la fin !

La vue parfaite

Trois marches plus loin, le studio baigne dans la lumière et ramène notre interlocuteur à un rêve longuement entretenu : « Lors de mes études à Yale, une de mes professeures nous invitait à des soirées de musique de chambre dans un studio au fond de son jardin. Nous déchiffrions quintettes et sextuors de Brahms ou Mozart autour d’un verre de vin. C’était pour moi la vie parfaite… le paradis sur terre. » L’espace a été conçu pour favoriser l’inspiration, autant que le calme au travail. « La vue dégagée du jardin nous aide énormément, et toute la disposition est conçue à partir de la bibliothèque sur mesure qui parcourt le mur. »

Livres de musique, d’art, de poésie et de voyage, partitions de chant et d’alto, et disques fétiches sont placés les uns à côté des autres, à égalité. Au Panthéon du musicien, David Oïstrakh tutoie Ginette Neveu, Radu Lupu, Sviatoslav Richter… et bien sûr Nikolaus Harnoncourt ! « L’approche historique sur la partition est primordiale, il faut se plonger dans les manuscrits, il faut lire les livres! Le mélange entre recherche, mouvement et liberté… c’est ce qui me plaît chez ce musicien instinctif et passionné. »

Secrets d’objets

Sur le pupitre, la partition ouverte à côté du fac-similé téléchargé sur tablette conforte notre interlocuteur dans sa conviction et renforce par ailleurs son enthousiasme lorsqu’il nous montre le mouvement et la musicalité de l’écriture que l’on retrouve dans la graphie d’origine. Intégré à l’installation, un petit bureau abrite quelques objets : des cadeaux de Frank Peter Zimmermann, violoniste du trio homonyme auquel appartient notre altiste. « Frank Peter est un grand collectionneur, il parcourt les brocantes et pense régulièrement à moi lorsqu’il tombe sur des trouvailles. »

Une eau-forte d’Hindemith (compositeur majeur pour l’alto) interroge le travailleur à la table ; sur le côté, une lettre de Bartók n’a pas encore révélé son mystère. « Frank Peter me l’a offerte alors que je travaillais sur une version de son Concerto. Je ne l’ai toujours pas traduite, mais je sais qu’il s’agit d’un rendez-vous… un 14 octobre. » À gauche, la lithographie de 1880 est une autre découverte, elle représente un alto Stradivarius de 1672 à côté d’un Bergonzi. « Frank Peter l’a dénichée par hasard chez un antiquaire. Il n’y a que douze altos Stradivarius, et un seul de cette année : il s’agit donc forcément du mien ! »

Un archet providentiel

L’intéressé repose sagement sur le piano acajou… Son histoire avec Antoine Tamestit est justement très liée au trio Zimmermann. « À nos débuts ensemble, Frank Peter détenait un magnifique Stradivarius, et Christian Poltéra jouait sur un très beau violoncelle italien. Nous avons donné un concert d’essai au festival d’Heinrich Schiff. Il est venu nous voir à la fin et nous a seulement dit avec son air bourru : “Très bon trio, mais il faut que l’altiste change d’instrument.” Mon alto moderne était un excellent Vatelot, mais il se détachait beaucoup et n’offrait pas toutes les possibilités des deux autres, plus riches en couleurs avec un son chargé des siècles passés. »

Quelques mois plus tard, la fondation suisse Habisreutinger a contacté le musicien par surprise, lui demandant de se rendre à Zurich afin de lui faire découvrir l’instrument de 1672. Plusieurs mois de doutes ont succédé au coup de foudre initial. L’alto était resté inactif pendant plusieurs années… « Ça a été un désastre dès que j’ai commencé à travailler, voyager, lui imposer des changements d’hygrométrie ou de température. L’alto a été complètement déstabilisé, et moi avec. »

C’est seulement à force de persévérance, en suivant les encouragements de ses professeurs et amis, et surtout grâce à la rencontre avec un archet providentiel que l’altiste a réussi à ouvrir l’instrument : « Cet archet a été la clé qui a permis de faire démarrer la voiture… une révélation ! » Reconnaissable entre mille, le dos « assez unique » de l’alto se présente dans une photographie accrochée au mur qui montre les stries de peuplier verticales et non horizontales, dans des couleurs assorties aux tonalités du lieu.

Etranger au Japon

Dans l’immense bibliothèque, des objets en référence au Japon évoquent l’engagement de l’altiste à la direction du Viola Space festival, consacré au répertoire de l’alto. « Nobuko Imai a souhaité que je reprenne le flambeau en 2013, elle voulait quelqu’un de jeune et de non japonais pour changer l’approche. Je remarque qu’on me “pardonne” beaucoup de choses grâce à cela ; être étranger me permet de casser les codes en proposant par exemple la présentation des concerts en public ou en introduisant des thèmes autour desquels nous construisons des éditions complètes… »

La prochaine saison est malheureusement compromise, en particulier s’agissant de la venue des musiciens étrangers. Alors en attendant, Antoine Tamestit rêve aux concerts et aux soirées de musique de chambre qu’il espère organiser dans ce nouveau cocon musical, en installant ses convives sur la terrasse, face au studio ouvert sur toute sa longueur.