L’audacieux conservateur, étendard national réfractaire aux mondanités, capable de défendre Wagner puis de fustiger l’hégémonie culturelle germanique, est passé maître dans l’art du paradoxe sans jamais se trahir. Voici le portrait d’un homme dont les apparentes contradictions forment l’identité et dont la musique aux mille couleurs, recelant succès et chefs-d’œuvre, connaît un vif regain d’intérêt. Bienvenue dans l’année Saint-Saëns, dont on célèbre en 2021 le centenaire de la disparition.
On l’avait cru non seulement mort, mais certains l’avaient même définitivement enterré, et quasiment de son vivant. En 1907, alors que Saint-Saëns était au faîte de sa gloire officielle, Romain Rolland ne notait-il pas que l’on peut parler musique pendant des heures sans mentionner une seule fois son nom? Soixante ans plus tard, Lucien Rebatet, qui n’eut pas que des idées heureuses dans sa vie, l’exécutait proprement : « Aucune considération scolastique ne nous embarrasse plus pour dénombrer, dans les deux cents numéros de Saint-Saëns, tout ce qui est allé au cimetière des partitions hors d’usage, encore plus attristant que celui des vieilles ferrailles. »
Or, c’est ce compositeur encensé, puis vilipendé, puis oublié, qui refait surface depuis quelques années. Et comment ! Les publications discographiques abondent, les concertistes le programment aussi souvent que Fauré ou Debussy. Hormis L’Ancêtre, tous ses opéras ont été enregistrés. Qui eût imaginé, il y a trente ou quarante ans, des reprises d’Étienne Marcel, du Timbre d’argent, de Proserpine ou d’Ascanio ? C’est maintenant chose faite.
Que s’est-il passé ? Longtemps, on a essentiellement évalué les compositeurs selon deux critères: leur coefficient de modernité et leur identification avec une culture nationale. Le premier ne fonctionne plus. X plus moderniste que Y, lui-même plus audacieux que Z, on n’y croit plus. Le second non plus. L’idée ne viendrait plus à personne de voir en un artiste un caractère « typiquement français » ou un exemple achevé de sa « race ». Tout est plus compliqué. On est en revanche plus sensible à la subtilité des jeux avec les divers langages et codes de composition, voire au clin d’œil, à la distance prise par rapport à son propre style. On ne nous fait plus aussi facilement le coup de la musique qui sort du cœur, qui exprime les passions les plus troublantes, qui nous mène au septième ciel et nous fait carrément voir Dieu. Cette rhétorique a trop servi. On est alors prêt à écouter Saint-Saëns, son art probe et scrupuleux, de bonne facture, avec ses lignes et ses plans bien clairs et dessinés.

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