André Tubeuf s’est éteint le 26 juillet, à l’âge de 90 ans. Jean-charles Hoffelé rend hommage à un immense homme de lettres et musicologue, qui fut un des pilier de Classica.

Crédit photo : Étienne Moreau
Le don de la pédagogie
Un Chrétien d’orient, né français de Turquie, déjà étranger chez lui. Sa famille étrillée par la politique nationaliste de Mustafa Kemal obligée de quitter Izmir, la ville natale d’un petit André ouvrant les yeux face à la mer. La vie serait donc toujours un exode. D’une rive l’autre, l’enfance se passera à Zonguldak, avec le parfum des jasmins et l’eau argentée de la Mer Noire. Les débuts de l’adolescence dans l’effervescence de Beyrouth où les premières amitiés et une révélation de l’Eros des Garçons scelleront cette fidélité avec quelques êtres choisis, Salah Stétié, Robert Abirached. Bien d’autres suivront après que la famille aura regagné Paris et le jeune-homme intégré Louis-le-Grand. Camarade d’Hypokhâgne Dominique Fernandez, sujet de leur amitié, la littérature mais aussi la musique.
Dans cette France de l’après-guerre les concerts sont encore rares, mais les lourds albums de 78 tours à porté de main dans la discothèque du père d’un ami, Passion selon Saint Matthieu, Brandebourgeois des Busch, et acquis avec son propre argent de poche le Requiem allemand, Schwarzkopf, Hotter, Vienne, Karajan, dont il trimballe les kilos à travers Paris pour en faire jouer les sillons sur les phonographes des amis. Porter la bonne parole, partager, ce don de la pédagogie le pousse naturellement vers l’Ecole Normale. Michel Alexandre lui infuse l’esprit d’Alain, Althusser, Merleau-Ponthy seront ses professeurs, Platon, Spinoza, Nietzsche ses maîtres.
Écrire ? Non, enseigner d’abord !, au Lycée Fustel-de-Coulanges, Strasbourg devenant son port d’attache. Il y demeure jusqu’à sa retraite de l’Enseignement en 1992, et une bénédiction pour ses dilections de mélomane. En effet, dès les années 50, Hotter, Schwarzkopf, Seefried, Jurinac y venaient en voisin, et Walcha jouait les orgues de la ville. À Strasbourg la table sera toujours ouverte aux artistes, les après concerts familiaux, rieurs, brillants et profonds à la fois. Claudio Arrau y viendra écouter les 78 tous de ses chères vieilles chanteuses qu’il avait entendues jeune homme à Berlin. André filera des étés de rang à Salzbourg, voir ce que le Festival donnait alors. Il viendra surtout rencontrer les chanteuses d’antan qui tenaient master classes. Lotte Lehmann, désignant Sena Jurinac, lui soufflera à l’oreille « elle est des nôtres ! ».
Le temps de l’écriture
André avait réalisé son rêve. Vivre avec ses idoles. Mieux. Les aimer. Au point de les connaitre non plus comme des artistes mais comme des amis. Il suffisait de l’entendre dire « Sena » pour comprendre le degré d’intimité que seules les affinités électives peuvent établir entre deux êtres. Le temps de l’écriture vint, les revues musicales durent se faire à un style de haute tenue littérature dont elles avaient perdu l’usage. Cette manière sensible et éclairante le rapprochait d’un Suarès.
C’est qu’André était d’abord écrivain, poursuivant au sein de la famille imaginaire des Scazzèthes (où l’on peut tout de même apercevoir la noria de tantes, de cousins et de cousines dispersées des deux cotés de la Méditerranée qui rappelle fortement la sienne) le destin de deux frères au long de trois romans dont le premier, L’Embarcadère, longtemps égaré mais dont Sylvain Fort avait gardé une copie complète, vient tout juste de paraître au Passeur.
À quarante cinq ans, il lui fallait transformer son don naturel de conteur qui charmait ses élèves de Philo en Khâgne, en articles pour tout un chacun, mais sans rien abandonner de l’élévation spirituelle qui guidait ses voyages en musique. Qui le peut le suive !, et ils seront nombreux à l’aimer. Nombreux trouveront soudainement, dans sa prose poétique qui affutait les oreilles et les esprits le diamant brut d’une formule magique divulguant tout d’une mélodie de Wolf où de la Saint Jean de Bach. Les livres fusèrent. Leur publication eurent alors le rythme d’un cheval au galop à compter du nouveau siècle. Le premier Le Chant retrouvé reste emblématique de ce qui faisait son amour de la musique : la voix humaine, et dans la voix le mot, l’art de dire, si nécessaire pour lui qui avait mis dans la bouche de Sylvia Monfort les tirades de l’Electre de Sophocle.
Ce qui le fascinait chez Schwarzkopf : le mot toujours incarné dans la note. Cet art de ne surtout pas chanter à coté du texte également. Chemins de traverse chez les compositeurs –et chez Mozart pour un itinéraire tout personnel – portrait d’artistes (Arrau, formidable !), et souvenirs qui nous replongent dans l’Alpha du Chant : « Je crois entendre encore …. » collationne mieux que des photographies littéraires, elles font des voix oubliées des êtres tangibles : on n’a plus qu’à aller aux disques pour les entendre enfin, ce que fit André au long de la collection Références qui lui vaudra une génération d’aficionados, mais aussi en abreuvant le label autrichien Preiser puis, chez Dante-Lys la collection « Les Elles du Chant », de sa discothèque emplis de 78 tours aussi mythiques qu’introuvables, l’autre œuvre de sa vie que complétaient des archives photographiques mettant des visages sur ces voix.
André immortel !
Mais il lui fallait tenir les deux bouts de la corde. Il était, malgré lui un passeur. Sa gourmandise des jeunes gens était au fond assez rare chez les enseignants. Ceux, pratiquant la musique ou écrivant sur elle, qui voulaient le rencontrer étaient bienvenus. Une lettre, un téléphone, leur ouvraient les portes de l’appartement de la rue Milton où l’on était gavé de disques et de tomates au sucre, les conversations roulaient à bâtons rompus jusque tard. Les dernières années, un peu moins tard, lorsque vers onze heure il lançait son fameux « Kinder ! » qui sonnait l’heure de lever le camp. C’est que tôt levé le lendemain il lui fallait écrire. Écrire et puis recevoir Lucas Debargue pour parler autant philosophie que musique, partager, offrir son temps, donner sans compter. André, générosité et bienveillance !
Sa santé était chancelante. Cela ne l’aura néanmoins pas empêché voici quelques semaines de répondre à l’invitation de Dorothea Röschmann. Cette dernière donnait un récital à l’Athénée. Pourrait-elle le revoir le lendemain, à son retour de dialyse ? Elle l’attendra avec un bouquet de roses devant la porte de son immeuble, juste retour des choses. Mais ses mauvais yeux, ses mains revêches qui rendaient l’écriture de plus en plus inaccessible… comme me le confia son ami et éditeur Stéphane Barsacq : « il avait dit tout ce qu’il avait à dire », et jusqu’au bout, fouillant sa mémoire à travers L’Orient derrière soi, Les Années Louis-le-Grand, assemblant le récit d’une vie vécue pour la musique et pour les êtres aimés.
La disparition de Salah Stétié le 19 mai de l’an passé l’avait alerté sur la fin de son propre monde. Celle de Robert Abirached le 15 juillet dernier avait scellé en quelque sorte sa propre mort. Il rejoignait le trio de sa jeunesse libanaise, de ses belles années de Beyrouth. Je ne verrai plus son sourire en écoutant de concert avec lui Marten aller Arten par l’étourdissante Maria Nemeth, qu’il évoquait ensuite, pauvre et vieille dans son appartement décati du Ring Viennois. À l’automne je pourrai néanmoins encore lire de nouveaux livres : un Schubert, un essai sur le rapport à la musique, un Simone Weil, et je crois bien qu’il aura eu le temps d’écrire ses années Rue d’Ulm, preuve qu’André est immortel !