Si c’est à son piano flamboyant qu’il doit sa victoire au dernier Concours Tchaïkovski, le prodige de 23 ans, que Classica défendait il y a peu comme le plus brillant des jeunes pianistes, semble tout aussi doué pour le jeu des questions inattendues. Bondissant avec malice d’un sujet à l’autre, il évoque volontiers ses années de formation, son amour pour Brahms, son enfance ou encore ses habitudes de travail, dessinant un autoportrait truculent et clairvoyant à la fois.
Quand on vous voit arriver sur scène et que l’on vous entend jouer, il se dégage une sorte d’évidence. En êtes-vous conscient ?
C’est propre au moment du concert, et ça m’échappe un peu. En répétition, c’est l’inverse : je suis mal à l’aise, les éléments sont hostiles, je suis mal assis, je change le tabouret, j’ai l’impression de ne plus savoir jouer… Quand je travaille, je n’ai plus de base technique ni de zone de confort, tout me semble mouvant. Mais, le jour du concert, comme tout tourne autour de ce point central, toutes les planètes s’alignent une à une jusqu’au soir.

Crédit photo : Sasha Gusov
Avez-vous parfois peur de la fausse note ou du trou de mémoire ?
Je ne savais pas ce qu’était un trou de mémoire jusqu’à il y a trois ans, quand j’ai été la proie d’une hésitation qui m’a inspiré une frayeur terrible. J’ai senti que la mémoire digitale pouvait me trahir, et le fait d’y penser m’a rendu nerveux. Cette peur m’a accompagné pendant une bonne année, avant que j’accepte de vivre avec. Quant à la fausse note, ce n’est rien ! C’est une peur liée aux examens du Conservatoire, dont on se défait assez vite à force de jouer et d’aller écouter des concerts. Je suis d’avantage perturbé quand l’acoustique de la salle n’est pas bonne ou que le piano est peu flatteur. Survient alors un sentiment de stress qui peut bloquer le discours musical.
Comment travaillez-vous ? Avez-vous un protocole, des rituels ?
Cela a beaucoup changé au fil du temps. Avant, je faisais des exercices techniques quatre ou cinq heures d’affilée, pour me rassurer. Aujourd’hui, je m’écoute un peu plus. J’essaie de m’adapter au jour qui vient. Certains jours, on sait que le travail va être plus mécanique, il faut l’accepter. À d’autres moments, on se sent transporté, c’est le moment de creuser le son et de trouver des idées nouvelles. Il faut se battre contre le sentiment de culpabilité qui vise à tout unifier sans discernement. Il est vital de s’aérer la tête et de s’abreuver à d’autres sources que soi. Certains interprètes m’inspirent et m’ouvrent des possibilités de jeu.
Qui, par exemple ?
Mikhaïl Pletnev. Je n’ai pas envie de l’imiter, mais il me rend plus libre. La manière dont il va au bout d’une vision, sa façon d’utiliser la pédale, la beauté du chant, l’originalité du phrasé, tout cela m’inspire. Je n’avais jamais pensé qu’on pouvait s’autoriser à être aussi radical. J’essaie aussi d’explorer le monde du compositeur que je joue et d’aller plus loin que l’œuvre. On comprend mieux son langage, on se sent plus légitime et on se retrouve au milieu de quelque chose de plus grand.
Pouvez-vous me dire pourquoi, selon vous, Beethoven utilise si souvent le piano subito à la fin d’un crescendo ?
Beethoven n’est pas le compositeur qui me soit le plus familier, mais je pense que c’est directement lié à son caractère. Avec Bach et Mozart, on a du mal à comprendre comment une telle musique est possible. Avec Beethoven, tout se rejoint : l’art, sa personne, ses sentiments, ses idéaux, même s’il est la proie d’un conflit d’un ordre quasi bipolaire. C’est très clair dans les symphonies, plus complexe dans les quatuors et les sonates, où il faut mettre au jour les effets symphoniques.
Il semble que vous soyez très familier avec Brahms. Peut-être parce qu’il est né sous le signe du Taureau, comme vous ?
(Rires.) Je suis plongé dans les sonates et les ballades, c’est-à-dire le jeune Brahms, fou, créatif, ambitieux, qui fait montre d’une liberté et d’une audace qu’il ne retrouvera qu’à la fin de sa vie. À vingt ans, il est aussi aventureux que Liszt. Il laisse éclater son émotion sans la dignité contenue dont il fera preuve par la suite. Et les ballades sont un tombeau dressé pour Schumann.
C’est le Brahms romantique qui vous intéresse le plus ?
J’aime le Brahms qui se laisse aller à l’élan et à la passion, comme dans toute sa musique de chambre. Mais il est tellement savant et cultivé que sa musique est aussi un pur bonheur pour l’esprit. La manière dont il fait reposer toute sa Symphonie n°4 sur des tierces descendantes défie l’imagination. Quand l’émotionnel rejoint le cérébral, personne n’est aussi grand que Brahms.
Préférez-vous le Premier Concerto ou le Deuxième ?
Je me sens plus proche du Deuxième. C’est une cinquième symphonie, un aboutissement. Vos deux parents sont violonistes et vos écarts de doigts évoquent les positions au violon.
Ne seriez-vous pas vous-même un violoniste qui joue du piano ?
Je sens le rubato comme au violon. Je suis très marqué par le jeu de mon père, la manière dont il pense les intervalles, son rapport à la virtuosité. Il y a quelque chose de théâtral, aussi. J’ai besoin de contrôler la note comme au violon, je me surprends à avoir envie de vibrer. Quant aux positions, je pense plutôt violoncelle, c’est l’image qui me vient quand je joue. J’ai un rapport au piano plus instrumental, plus lié aux cordes qu’à la voix. Il me manque encore le naturel du chant humain… Mais je me soigne (rires) ! En ce moment, j’écoute la Tétralogie. Ça m’ouvre un autre monde. J’aimerais bien aborder le lied désormais.
Ce serait plus évident si vous jouiez Chopin…
À cause du bel canto ? Oui, mais je ne me suis pas vraiment plongé dans cet univers. Tout le monde possède son propre Chopin, et on se sent toujours en tort avec lui. Vous connaissez les Préludes par Pletnev ? C’est d’une telle inventivité ! Il joue chaque pièce comme un poème symphonique.
Avez-vous déjà rencontré Pletnev ?
Une fois, après son concert à la Philharmonie. J’ai essayé son piano Kawai, qui l’accompagne toujours. Il ne se déplace pas sans son accordeur, qui règle son piano de manière très déséquilibrée. Tout est fait pour le chant. Les attaques ne sont pas aussi nettes que chez Horowitz, mais le son dure longtemps, les basses ne sont pas très fortes, les aigus sont perlés et toutes les notes se lient sans effort. Il sacrifie la puissance au chant.
Et vous-même, que recherchez-vous sur le plan esthétique ?
D’abord, le timbre juste. Le plus proche de ce que j’imagine. J’ai besoin de la plus grande variété de couleurs, d’un équilibre et d’un jeu de pédales élaboré. La pédale, on la met trop souvent sans y réfléchir, de manière instinctive, le danger étant d’obtenir une cathédrale sonore qui n’est pas justifiée. Dans la première ballade de Brahms, il y a des effets de quintes qui rappellent la rudesse du poème écossais. Il faut trouver le timbre spécifique à ce parfum de légende très particulier. La deuxième chose, c’est le temps que l’on prend entre les notes, la justesse de ce que l’on veut raconter. Un pianiste ne peut pas contrôler une note comme un violoniste, mais il peut obtenir ce qu’il cherche entre les notes. Mais on ne peut pas reproduire cela à la demande, on ne peut que le sentir sur le moment.
Beaucoup de choses se passent dans la résonance…
Il y a des phénomènes physiques dans l’harmonie, et nos émotions sont directement reliées à ces échelles de son. Quand les sons se mélangent entre eux, une tension naît et le pouvoir de l’interprète s’en trouve décuplé.
Comment gère-t-on l’équilibre ou l’exagération ?
C’est une histoire de goût, mais le goût obéit parfois à des idées préconçues qui n’ont pas lieu d’être. On ne peut pas faire n’importe quoi, sinon il n’y aurait plus de langue, plus d’école, plus de communication possible. Mais on peut chercher, bouger, remettre en cause certains clichés.
Que vous a apporté votre travail avec Rena Shereshevskaya ?
Elle m’a fait découvrir une généalogie de thèmes. Elle m’a fait prendre conscience de la richesse de la langue. Par exemple, lorsque Beethoven répète quatorze fois un la bémol dans sa Sonate n°31, il se réfère à Bach, parce que 14 est le chiffre de Bach. Quand un compositeur utilise un motif de quatre notes, il le prend chez Bach, et tous les compositeurs le savent. Cela nous éclaire sur le sens qu’il veut donner à sa phrase. Ensuite, il y a une part de mystère et de subjectivité.
C’est ce qui définit un jeu intelligent et cultivé…
Oui, mais l’essentiel n’est pas là. Ce n’est qu’un moyen. La preuve, c’est l’instinct colossal de Martha Argerich : elle possède une connexion qui dépasse le travail d’analyse. En fait, on doit se servir de toutes les clés possibles sans en négliger aucune.
Quelle est votre vraie nature ?
Je suis introverti, j’ai du mal à me lâcher. J’aimerais être plus libéré émotionnellement, et la musique me permet cela. Disons que c’est plus facile en musique. Sur scène, on peut se croire le héros romantique qu’on n’est pas dans la vraie vie. Et peut-être est-ce la même chose pour l’auditeur.
Diriez-vous que vous êtes plutôt torturé ou plutôt équilibré ?
J’aspire à une vie équilibrée avec des vacances au soleil, mais je n’ai pas choisi le métier idéal pour cela ! On passe un mois tout seul, puis on traverse cinq pays qu’on ne visite pas, et quasiment sans dormir. Mais, curieusement, ce mélange me convient assez bien. Cela dit, je n’entends pas sacrifier ma vie au profit d’une quête musicale. J’aimerais que les deux puissent coexister.
Pourquoi êtes-vous musicien ?
Pour raconter des histoires. C’est très humain de vouloir qu’on nous raconte des histoires et d’en raconter à notre tour.
Vous n’avez pas l’air d’être accro à l’autopromotion…
J’ai un blocage avec les réseaux sociaux. Il faut dire que j’ai déjà du mal à répondre sur mon portable ! Quand je reçois un message, mon premier réflexe, c’est : « On verra plus tard… » Tout ça ne m’intéresse pas, je n’y arrive pas, et j’ai la chance de ne pas en avoir besoin. Mais je ne critique pas. Aujourd’hui, le niveau musical est très haut et il n’y a pas de place pour tout le monde. Si la promotion peut en aider certains à sortir du lot, tant mieux, mais si ça devient l’élément primordial et que la musique n’est plus qu’un moyen, alors ce n’est pas mon idée.
Vous sentez-vous bien sur scène ?
Je ne suis pas sûr que se sentir bien soit le but recherché. Le stress, l’adrénaline sont de meilleurs alliés que la routine et le confort. Dernièrement, j’ai joué la Sonate n° 3 et les Ballades de Brahms chez Polignac. J’avais mal à l’estomac, j’avais la tête qui tournait, j’étais dans un état d’épuisement total. Pourtant, je crois avoir donné l’un de mes meilleurs concerts. Je n’ai pas pensé à moi, ni même à bien jouer, je me suis simplement abandonné à la musique.
Avez-vous joué des gammes ?
Jamais ! Mes doigts bougent bien sans cela. Mais les exercices peuvent servir à se chauffer. Jouer à froid un concerto de Prokofiev n’est pas la meilleure idée au monde! Si je devais jouer des études, il faudrait qu’elles soient musicales.
Y a-t-il un domaine musical dans lequel vous vous jugez mauvais ?
En improvisation, je suis une quiche ! La recherche exclusive de l’interprétation m’a coupé du domaine de la création. C’est dommage. J’ai aussi des problèmes à gérer une fugue de Bach, je n’en ai jamais joué en concert. La raison, c’est que j’ai très peu de contrôle actif sur scène. Je travaille là-dessus. Avec Bach, on est obligé d’avoir un contrôle sur soi.
Ce que vous avez, beaucoup l’envient…
Il paraît, oui. Le lâcher-prise m’est assez naturel, mais je me sens comme dans un brouillard sur scène. Le problème, c’est qu’on est toujours insatisfait. Il nous manque toujours quelque chose. Je comprends les musiciens qui réenregistrent plusieurs fois les mêmes œuvres.
Que pensez-vous de vos disques ?
Sur le moment, je suis assez content. Mais je ne les réécoute jamais, alors je ne sais pas.
Quels sont vos goûts en littérature et au cinéma ?
En cinéma, ça va de Tarkovski au jeune cinéma coréen. En littérature, je passe facilement de Dostoïevski à Agatha Christie. Avant, je me faisais des listes de choses à lire, mais j’ai arrêté.
Avez-vous un hobby ?
Longtemps, ce fut la magie. Maintenant, je me borne à essayer de rattraper ma vie sociale en voyant des amis. Ma copine et moi, on a envie d’apprendre le japonais.
Vous aimez le Japon ?
Beaucoup. C’est un pays où je me sens bien. Question de calme, de simplicité, de dignité. Je sais que ça vient en partie d’un problème d’espace et d’enfermement, mais ça m’attire.
D’où vient votre goût pour Saint-Saëns, souvent méprisé en France ?
C’est une musique d’une telle richesse et d’une telle variété. Prenez les cinq Concertos, ils sont tous différents ! Le premier est germanique, le troisième, très français, le cinquième, plus exotique, le deuxième…
… commence par Bach et finit par Offenbach.
Oui, Saint-Saëns est un orchestrateur génial, que Ravel a étudié de près. Et il a cette virtuosité que certains dédaignent mais qui m’est familière. Mon père a tout enregistré. Nous allons enregistrer les cinq Concertos, même si je n’aime pas l’idée d’intégrale, mais ce sont des œuvres si variées que ça reste naturel.
Quel est votre rapport à la virtuosité ?
Je suis très souple, peut-être trop souple. J’ai des mains en beurre, je manque de solidité. Ce qui va vite m’est très facile, mais je rencontre aussi des difficultés réelles. On n’a pas tous les mêmes cartes en main.
Quel est votre rapport à la Russie ?
Mes racines russes sont lointaines. Je me sens français et j’ai eu accès à l’école russe avec Igor Lazko à la Schola Cantorum, puis avec Rena Shereshevskaya. La Russie, pour moi, c’est le chant, la couleur, le sens des extrêmes, les cloches, une expression très directe et l’idée d’une symbiose entre tous les arts.
Vous avez commencé avec la Rhapsodie hongroise n°2 de Liszt, entendue dans un épisode de Tom et Jerry. Comme Lang Lang !
J’avais cinq ans ! J’ai fait du violon aussi, mais le piano m’est apparu plus naturel à cause des accords et de la polyphonie. J’aimais surtout déchiffrer, sans approfondir. Aujourd’hui encore, lire la musique me plaît beaucoup.
À quel moment êtes-vous devenu un interprète ?
Sur le tard, vers quatorze ans. Je me suis rendu compte que jouer sur scène, ce n’est pas seulement enchaîner des notes dans le vide et sans conscience. Quand je suis entré au CNSM, je n’étais pas très cultivé, mais j’entendais mon père jouer. À seize ans, j’ai commencé à tout engloutir. Je me suis senti très bien au Conservatoire, très libre. Comme j’avais des facilités, j’étais flemmard, mais j’ai développé un ordre et une conscience. J’en avais besoin.
Quel genre d’enfance avez-vous vécue ?
Une enfance normale. Conscients que le statut de « fils de » n’est pas enviable, vis-à-vis des autres et de soi-même, mes parents ont axé leurs exigences sur le travail scolaire. Peu à peu, le piano a pris une place de plus en plus centrale. C’est venu de moi, et mes parents ont suivi.
Avez-vous eu une crise d’adolescence ?
J’avais deux ans d’avance dans ma scolarité, mais sans bénéficier des droits qui vont avec. J’ai dû me battre pour obtenir plus de liberté. J’ai grandi comme un enfant unique avec des demi-frères et sœurs plus âgés que moi.
Auriez-vous remporté le Concours Tchaïkovski sans Rena Shereshevskaya ?
Non. Ce que j’ai fait, c’est moi qui l’ai accompli, certes, mais son génie de pédagogue est de savoir ce qui est le mieux pour ses élèves. Elle savait comment je devais me développer. Tout en sachant tout sur tout, elle est capable de tout oublier en lisant une partition. Sa force, c’est sa fraîcheur.
Votre Valse en la bémol de Brahms en bis au Mariinski est un enchantement…
Si j’avais enregistré le cycle entier, je l’aurais interprétée autrement. J’ai joué la main gauche un peu plus tard que la droite pour faire ressortir la mélodie. C’est de l’eau de rose, mais ça me parle vraiment.
Quel est selon vous le paradoxe de l’interprète ?
Parfois, on maîtrise tous les éléments à la perfection, on va très loin sur le plan cérébral, on est libre, on donne tout, et pourtant rien ne se passe. On ne quitte pas le sol, la flamme ne prend pas. Or c’est pour cela que nous continuons d’aller au concert : pour trouver la magie, pour vivre quelque chose de grand. Pour que le miracle arrive.
Propos recueillis par Olivier Bellamy